La tarification leure

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Par Gaël Grasset, juillet 2015

La tarification leure est une méthode de tarification destinée à “forcer” le choix du client. Lorsque les clients effectuent un achat, ils doivent souvent choisir entre des produits ayant des prix et des attributs différents. Et lorsque qu’une entreprise décide de maximiser les ventes d’un produit en particulier, elle opte souvent pour ce qu’on appelle une structure de tarification leure afin d’influencer le consommateur dans sa décision d’achat. Dans ce cas, la “leure” consiste soit en un prix légèrement inférieur mais avec un produit de bien moindre qualité, soit au contraire, un prix beaucoup plus élevé avec un produit légèrement de meilleure qualité.

La stratégie de tarification leure repose sur deux effets spécifiques : l’effet d’attraction et l’effet de compromis.

Effet de compromis

Selon Simonson et Tversky, l’effet de compromis stipule que les consommateurs donnent la préférence aux produits “médians”, ou en d’autres termes, il repose sur l’hypothèse de l’aversion pour l’extrême. Par exemple, face au choix entre trois produits différents, les consommateurs ne sont pas susceptibles d’opter pour le moins cher car ils supposent qu’il est de qualité inférieure aux deux autres. Ils ne choisiront pas non plus le produit le plus cher car ils supposent que ce produit comporte des fonctionnalités non essentielles et superflues. Ils choisiront donc le produit médian car ce type de produit est susceptible d’avoir un niveau de qualité acceptable et ne contiendra que les fonctionnalités nécessaires pour le consommateur. Par conséquent, dans ce cas, une stratégie de tarification pertinente consisterait à introduire un produit de haute qualité avec un prix très élevé (et de grandes marges bénéficiaires) afin de créer un effet médian sur d’autres produits déjà chers, ou d’introduire un produit de très basse qualité et bon marché, rendant les autres produits plus attractifs.

Inspiré par le travail de Simonson, l’exemple suivant concerne le marché de l’informatique et le marché des cafetières. Les deux exemples sont fictifs et simplifiés.

Exemple de tarification leure sur le marché de l'informatique, positionnant un produit comme leure.

Ci-dessus se trouve une représentation graphique de l’effet de compromis. Sur le marché de l’informatique, les netbooks ont tendance à être les produits les moins chers, mais leur puissance est très limitée. Les produits les plus chers sont les ordinateurs de bureau, mais ils ne sont pas très portables et sont souvent inutilement trop puissants pour l’utilisateur moyen. Dans ce cas, les ordinateurs portables seraient un bon compromis ; ils sont transportables et suffisamment puissants sans être aussi chers que les machines de bureau. Il n’est donc guère surprenant que les ordinateurs portables soient privilégiés par le consommateur moyen.

Prenons un autre exemple, en tenant compte cette fois de la méthode de tarification leure. Une entreprise vend deux types de cafetières : A et B. Le prix de la cafetière A est de 20 $, avec une marge de 5 $. Le prix de la cafetière B est de 50 $, avec une marge de 25 $. Une troisième cafetière (appelons-la D pour leure) est lancée sur le marché par l’entreprise, et une méthode de tarification leure est appliquée à ce produit. Le prix de la cafetière D est de 100 $, avec une marge de 60 $. L’entreprise est consciente du fait qu’elle vendra à peine des cafetières D en raison de leur prix élevé. Néanmoins, la décision de l’entreprise d’introduire la cafetière D sur le marché est justifiée, car ce produit haut de gamme stimulera les ventes de la cafetière B en créant un effet de compromis entre A et D.

Effet sur la part de marché, le chiffre d'affaires et la marge de la tarification leure.

En utilisant le tableau ci-dessus, si nous examinons la marge nette pour 100 articles vendus, nous pouvons constater que le bénéfice s’élève à 1875 $ avec la méthode de tarification leure. En revanche, lorsque la tarification leure n’est pas utilisée, le bénéfice n’est que de 900 $. Cela démontre qu’il est possible de réaliser beaucoup plus de bénéfices en utilisant la stratégie de tarification leure, même si les ventes réelles du produit “leure” sont très faibles.

Pour illustrer davantage ce point, prenons l’exemple de l’entreprise technologique Apple qui utilise l’effet de compromis de deux manières différentes. La montre Apple Watch de l’entreprise a été introduite comme une montre très chère (vendue à plus de 10 000 $) afin de maximiser les ventes de la montre Apple standard, perçue comme un compromis entre la montre haut de gamme et l’édition sport “la moins chère”. En ce qui concerne l’iPhone, Apple utilise la méthode de tarification leure légèrement différemment en proposant aux consommateurs un produit moins cher avec des fonctionnalités plus limitées (l’iPhone 8 Go) afin de maximiser les ventes des versions plus sophistiquées et plus fonctionnelles de 16 Go ou 32 Go du même téléphone.

Utilité et tarification leure

Selon la théorie du choix rationnel, l’effet de leure ne devrait pas vraiment exister en pratique. Mais cette théorie repose sur l’hypothèse que les décisions d’achat des consommateurs sont parfaitement “rationnelles” et tiennent compte de toutes les “bonnes informations”. Cependant, dans de nombreux cas (y compris les exemples décrits ci-dessus), le consommateur ne possède pas le niveau d’information “parfait” sur l’utilité d’un produit. Par conséquent, les décisions d’achat des consommateurs sont souvent prises sans tenir compte de toutes les informations sur un article donné. Cela incite les entreprises à choisir judicieusement leurs stratégies de marketing et de tarification, en veillant à ce que des informations imparfaites soient parfois délibérément fournies aux consommateurs afin de maximiser à la fois les ventes et les marges.

En fait, les consommateurs ne sont souvent pas capables de comparer des produits très différents les uns des autres et ayant des utilisations très distinctes. Au contraire, ils sont généralement capables de comparer des produits qui sont proches les uns des autres et connaissent donc assez bien les différences qui peuvent exister dans les utilités des articles étroitement alignés. En d’autres termes, les consommateurs préfèrent faire un choix rationnel vis-à-vis d’une gamme limitée de produits plutôt que de se perdre dans une gamme de produits très large. En termes mathématiques, les consommateurs préfèrent atteindre un maximum local plutôt que de chercher un maximum global.

Effet d’attraction

Pour illustrer l’effet d’attraction, prenons l’exemple de The Economist, un célèbre journal qui a mis en place une méthode de tarification leure pour ses éditions imprimées et numériques. L’édition imprimée coûte 150 $ par an, l’édition numérique coûte 50 $ tandis que le pack (voir également la tarification par offre groupée) contenant à la fois l’édition imprimée et l’édition numérique coûte également 150 $, tout comme l’édition imprimée seule. L’édition imprimée vendue seule (sans la version numérique) peut être considérée comme une méthode de tarification leure visant à encourager les clients à acheter le pack complet. Dans le cas où l’option pack n’était pas disponible, on peut supposer que 80% des clients achèteraient uniquement la version numérique et les 20% restants opteraient pour la version papier. Cependant, suite à l’introduction de l’option pack, 50% des clients choisissent maintenant le pack, 50% optent pour la version numérique uniquement, ce qui signifie que 0% des clients optent pour l’édition imprimée. Le 0% n’est pas une anomalie de tarification dans ce cas. Cette méthode de tarification leure vise plutôt à maximiser les ventes du pack. L’édition numérique est perçue comme “gratuite” lorsqu’elle est incluse dans le pack et les clients aiment les choses gratuites.

L’exemple de The Economist illustre clairement l’“effet d’attraction”, un effet qui peut être considéré comme l’un des principaux phénomènes associés à la leure tarifaire (comme l’a souligné Simonson). Il est en effet difficile de comparer deux produits ayant des caractéristiques extrêmement différentes, tandis qu’il est beaucoup plus facile de comparer deux produits ayant des caractéristiques très similaires. Supposons que l’objectif d’un détaillant soit de maximiser les ventes d’un de ses produits, appelons-le produit A. En utilisant des tactiques de leure tarifaire, le détaillant lance un autre produit (produit B) dont la qualité est légèrement inférieure à celle du produit A, bien que les deux produits soient très proches en termes d’utilité. Dans ce cas, les consommateurs peuvent facilement comparer les deux produits proposés par le détaillant (puisque les deux produits sont similaires dans leurs caractéristiques) et choisiront donc le produit A plutôt que l’autre produit B récemment lancé. Dans cet exemple, le choix est assez simple pour les consommateurs car les deux produits sont comparables et la baisse de qualité du nouveau produit est facile à détecter. Par conséquent, le consommateur opte pour le produit A plutôt que le produit B afin d’éviter d’acheter un produit de moindre qualité.

Effet d'attraction causé par une leure tarifaire dans le cas d'un abonnement à un journal.

Ci-dessus se trouve une représentation graphique de la méthode de leure tarifaire utilisée par The Economist. Les consommateurs ont du mal à comparer la différence entre les versions numériques et imprimées du journal. Mais ils peuvent facilement comparer la version imprimée avec le pack. Dans ce cas d’information produit imparfaite, les clients choisiront le pack car c’est le seul produit qui fournit des informations complètes sur le produit en question, et les consommateurs sont certains d’avoir toutes les fonctionnalités du journal grâce à la fois à la version papier et à la version numérique.

Références

  • Dhar R. & Simonson I., “The effect of forced choice on choice”, Journal of marketing research, 2003
  • Simonson I., “Choice based on reasons: the case of attraction and compromise effects”, Journal of consumer research, 1989
  • Simonson I. & Tversky A., “Choice in context: tradeoff contrast and extremeness aversion”, Journal of marketing research, 1992