00:00:08 La dure réalité sur le fait que les projets de data science n’impactent pas les opérations quotidiennes de l’entreprise.
00:00:55 La compréhension générale de la data science dans la plupart des entreprises se limite à une modélisation statistique glorifiée.
00:02:17 La différence entre la modélisation statistique classique et ce que font des entreprises comme Google, Microsoft et Amazon.
00:03:51 L’histoire de l’électromagnétisme et la comparaison avec la data science.
00:07:04 Le problème de l’état d’esprit Kaggle en data science.
00:08:01 Discussion sur la façon dont l’innovation technologique fonctionne dans le monde réel.
00:09:01 Exemple de la manière dont Amazon a révolutionné le e-commerce.
00:10:01 Explication que la majorité des départements de data science restent bloqués dans des approches académiques.
00:12:34 Explication selon laquelle le plus grand risque pour les entreprises est de devenir obsolètes.
00:14:06 Discussion sur l’importance future de l’IA et du deep learning dans les entreprises.
00:16:01 Les progrès des véhicules autonomes sont stupéfiants, mais la question est de savoir s’ils peuvent être industrialisés.
00:16:17 La discussion se tourne vers l’application de la technologie dans les supply chains et la finance.
00:17:37 Un test décisif pour déterminer si l’équipe de data science d’une entreprise est suffisamment importante pour la survie de l’entreprise.
00:20:07 L’importance pour les dirigeants de posséder une “mechanical sympathy” afin d’utiliser efficacement la data science dans leur entreprise.
00:22:34 L’idée d’embaucher de jeunes diplômés pour révolutionner une entreprise relève du souhait irréaliste et de la paresse intellectuelle.
Résumé
Dans l’interview de Kieran Chandler, Joannes Vermorel explique comment la plupart des entreprises ne tirent pas pleinement parti de la data science, se concentrant sur les modèles statistiques existants plutôt que de développer de nouveaux. Il estime que les entreprises devraient réinventer leurs processus et adopter des méthodes statistiques innovantes. Vermorel souligne l’importance d’exploiter les capacités techniques et de les intégrer au niveau des dirigeants grâce à la « mechanical sympathy ». Il soutient que l’embauche de jeunes ingénieurs est insuffisante pour transformer une entreprise et que les dirigeants doivent posséder la mechanical sympathy pour exploiter pleinement la nouvelle technologie. Les entrepreneurs à succès sont soit très jeunes, soit expérimentés, cette dernière expérience étant souvent acquise en fondant de nouvelles entreprises. Compter sur de jeunes diplômés pour transformer une entreprise relève du souhait irréaliste et de la paresse intellectuelle.
Résumé Étendu
Dans cette interview, Kieran Chandler s’entretient avec Joannes Vermorel, le fondateur de Lokad, au sujet des insuffisances de la modélisation statistique classique en data science et de la nécessité pour les entreprises de repenser leur approche pour réussir dans ce domaine.
Vermorel explique que la plupart des entreprises considèrent la data science comme une modélisation statistique glorifiée, appliquant des modèles statistiques existants aux données. Cependant, les entreprises qui prennent réellement la data science au sérieux, telles que Google, Microsoft et Amazon, reconsidèrent la nature même des méthodes statistiques et en inventent de nouvelles, plutôt que de se contenter d’appliquer des modèles existants.
Il soutient que la manière dont la data science est actuellement envisagée dans la plupart des entreprises est trop simpliste et la compare à l’introduction de l’électromagnétisme au XIXe siècle. À l’époque, on ne la voyait que comme un outil utile pour des tâches spécifiques, comme l’assurance qualité. Cependant, une fois l’électricité maîtrisée, elle a transformé des industries entières. De la même manière, Vermorel estime que la data science a le potentiel de révolutionner les entreprises, mais seulement si celles-ci l’abordent différemment.
Il critique l’approche courante de la data science, qui consiste à collecter et nettoyer les données, à appliquer des modèles statistiques et à fournir des résultats. Il soutient que cette méthode, souvent représentée par la communauté Kaggle, est excessivement simpliste et se focalise trop sur la recherche du meilleur modèle pour un jeu de données et un problème donnés, plutôt que de véritablement comprendre les données sous-jacentes et leurs applications potentielles.
Au contraire, Vermorel suggère que les entreprises devraient envisager la data science comme une opportunité de réinventer leurs processus, à l’instar de la révolution industrielle induite par l’électricité. Cela nécessite un changement d’état d’esprit, passant de l’application simple de modèles existants aux données à l’élaboration de nouvelles méthodes statistiques et d’approches capables de libérer tout le potentiel de la data science.
Joannes Vermorel soutient que la plupart des entreprises ne tirent pas pleinement parti de la data science, car elles se contentent d’appliquer des modèles statistiques existants plutôt que d’en développer de nouveaux. Pour véritablement bénéficier de la data science, les entreprises doivent repenser leur approche et se concentrer sur la réinvention de leurs processus et le développement de méthodes statistiques innovantes.
Vermorel affirme que l’adoption de nouvelles technologies n’est pas un processus linéaire dans lequel les entreprises se contentent d’apprendre des universités et d’implémenter des innovations. Au contraire, elles doivent engager une discussion continue avec ces technologies, acquérir des connaissances et anticiper leurs besoins futurs en fonction des capacités offertes par ces technologies.
Vermorel prend l’exemple du développement du e-commerce par Amazon, soulignant comment l’entreprise a dû repenser l’avenir du commerce, définir des exigences et proposer des solutions innovantes. Il insiste sur le fait que la clé d’une innovation réussie réside dans la compréhension claire du problème et la formulation des bonnes questions.
Lorsqu’on lui demande pourquoi de nombreux départements de data science suivent encore des approches académiques, Vermorel cite la paresse comme facteur principal. Les entreprises optent souvent pour une approche « buzzwordish », investissant dans les dernières tendances sans considérer comment ces technologies pourraient fondamentalement transformer leurs modèles économiques. Vermorel suggère que les entreprises devraient se concentrer sur la compréhension des changements profonds que la nouvelle technologie peut apporter à leurs organisations, plutôt que de rechercher des améliorations cosmétiques.
Chandler se demande si le risque lié à l’adoption de nouvelles technologies et à la transformation des modèles économiques pourrait être la raison de la résistance au changement. Vermorel reconnaît le risque inhérent, mais souligne également le risque d’obsolescence pour les entreprises qui n’innovent pas. Il partage ses expériences d’il y a une dizaine d’années, avertissant les détaillants du potentiel disruptif d’Amazon. Bien qu’ayant initialement rejeté Amazon comme insignifiant, nombre de ces détaillants se retrouvent désormais en difficulté pour rivaliser avec le géant du e-commerce.
Selon Vermorel, la croissance continue d’Amazon et d’Alibaba, malgré les déséconomies d’échelle auxquelles ils sont confrontés, indique qu’ils sont à des années-lumière de leurs concurrents. Alors que les dirigeants pourraient être tentés de maintenir le statu quo pour minimiser le risque, Vermorel met en garde sur le fait que cette attitude constante peut mener à la chute d’une entreprise. Au lieu de cela, les entreprises devraient s’engager activement avec les nouvelles technologies et adapter leurs modèles pour rester compétitives face à la disruption.
Ils discutent du rôle des techniques statistiques avancées, de l’avenir de la gestion de la supply chain et de la manière dont les entreprises peuvent instaurer une culture axée sur les données au sein de leurs équipes.
Vermorel aborde d’abord l’état d’esprit des entreprises qui minimisent l’importance des techniques statistiques avancées. Il soutient que les entreprises ne doivent pas négliger les risques liés au manque d’investissement dans les nouvelles technologies, en prenant pour exemple les entreprises qui ne se sont pas adaptées à Internet au début des années 90. Il insiste sur le fait que les entreprises doivent prendre le risque d’adopter de nouvelles technologies, sous peine de devenir obsolètes.
Interrogé sur la pertinence future de l’IA et du deep learning, Vermorel évoque les réalisations stupéfiantes d’entreprises telles que Google, Amazon et Microsoft dans des domaines comme les échecs et les véhicules autonomes. Il estime que ces technologies continueront de progresser et joueront un rôle essentiel dans la gestion de la supply chain. Il établit un parallèle entre l’optimisation de la supply chain et le trading quantitatif en finance, ce dernier étant pratiqué depuis des décennies.
Pour instaurer une culture d’innovation et de prise de risque au sein des équipes de data science, Vermorel propose un test décisif : si une entreprise devait licencier tous ses data scientists du jour au lendemain, serait-elle en danger de mort ou ferait-elle faillite dans l’année ? Si la réponse est non, alors l’entreprise ne prend probablement pas suffisamment de risques avec son équipe de data science. Il compare cela aux débuts d’Internet, où les entreprises prenaient des risques importants avec les développeurs web, malgré une technologie apparemment inférieure aux méthodes traditionnelles de l’époque. Cette prise de risque a permis à ces entreprises de s’adapter et de prospérer à l’ère du numérique.
Ils ont discuté de l’importance pour les entreprises d’adopter les capacités techniques et de disposer d’une stratégie intégrant ces aspects au niveau des dirigeants. Il souligne le concept de « mechanical sympathy », où les dirigeants possèdent une compréhension approfondie des éléments techniques, ce qui leur permet de prendre des décisions éclairées en collaboration avec les ingénieurs.
Vermorel affirme que l’embauche de jeunes ingénieurs brillants ne suffit pas à révolutionner une entreprise. Au contraire, il est essentiel que les dirigeants possèdent la mechanical sympathy pour exploiter pleinement le potentiel des nouvelles technologies. Il souligne que le schéma commun des entrepreneurs à succès consiste soit à être très jeune, soit à avoir une expérience et une sagesse considérables, souvent acquises par la création de nouvelles entreprises. Vermorel conclut que se reposer sur de jeunes diplômés pour transformer une entreprise relève du souhait irréaliste et de la paresse intellectuelle.
Transcription Complète
Kieran Chandler: Aujourd’hui sur LokadTV, nous allons dépasser la modélisation statistique classique et discuter de la raison pour laquelle les départements de data science doivent faire plus que simplement collecter des données, les manipuler et fournir des résultats. Alors Joannes, la plupart d’entre nous commence à peine à s’approprier la modélisation statistique classique. Quelle est l’idée principale aujourd’hui ?
Joannes Vermorel: Il y a plusieurs idées. Tout d’abord, j’utilise le terme “statistical modeling” comme je l’ai suggéré pour cet épisode car, lorsqu’on observe les pratiques de la data science telles qu’elles sont envisagées dans la plupart des entreprises, il s’agit simplement d’une modélisation statistique glorifiée. Pour le grand public, si vous vous demandez, en ce qui concerne l’extraction de schémas ou la reproduction d’un aspect de l’intelligence humaine, tout ce que nous avons pour l’instant, ce sont des statistiques. Ces méthodes statistiques peuvent porter des noms fantaisistes comme deep learning, et certaines personnes les appelleront IA, mais littéralement, ce que nous avons, ce sont des modèles statistiques.
Il y a quelques décennies, il y a eu des tentatives de réaliser de l’IA avec des approches non statistiques, comme l’approche symbolique, qui a produit presque aucun résultat pratique. Cette branche a disparu, laissant l’approche statistique comme la seule qui existe encore de manière significative à l’heure actuelle. Ainsi, tout ce que nous avons pour faire quelque chose de sophistiqué avec les données, ce sont des méthodes statistiques.
Le fait intéressant est : que font ces équipes dans la plupart des entreprises qui pratiquent réellement la data science ? Eh bien, elles se contentent de manipuler des modèles statistiques. Je mets cela en opposition à ce que, disons, des personnes réellement investies dans le domaine, comme celles de Google, Microsoft et Amazon, font. Elles ne se contentent pas de pratiquer la modélisation statistique ; elles reconsidèrent la nature fondamentale de la prochaine méthode statistique, par exemple en inventant le deep learning au lieu de simplement jouer avec le deep learning. Il s’agit d’inventer la prochaine évolution des arbres boostés par gradient plutôt que de prendre des arbres boostés par gradient, un modèle statistique, et de l’appliquer à un autre ensemble de données.
Kieran Chandler: Ainsi, la compréhension courante est que ces équipes entrent, collectent des données, les nettoient, appliquent leurs modèles statistiques et fournissent des résultats. Qu’est-ce que font les Googles et les Amazons qui est bien meilleur que cela ?
Joannes Vermorel: Je pense que pour répondre à cette question, il faut revenir un peu en arrière et repenser, disons, au XIXe siècle, à l’époque où l’électromagnétisme était une nouveauté.
Kieran Chandler: Si vous lisez un peu l’histoire et la manière dont les gens abordaient cela, vous diriez : “Oh, il y a l’électromagnétisme. C’est incroyablement intéressant.” Imaginez que vous êtes une entreprise industrielle de l’époque, une entreprise pré-industrielle. Vous avez un fabricant qui est semi-manuel, et puis vous avez ce phénomène d’électromagnétisme qui commence à susciter de l’intérêt, et vous pensez : “Oh, je crois que ça vaut vraiment la peine d’avoir une petite équipe qui fait des trucs sophistiqués avec ça.” Et peut-être, pour l’assurance qualité, aurons-nous quelques dispositifs pour tester la conductivité, ce qui est très prometteur. Et nous ferons quelques choses qui nous intéressent puisque, oui, tester la conductivité est un excellent moyen d’assurer la qualité de certains de nos produits.
Joannes Vermorel: Si l’on y réfléchit un siècle plus tard, on dirait que c’est absurde. Je veux dire, avec l’électricité, vous pouvez avoir des moteurs, un éclairage électrique, le chauffage, la climatisation, et même faire fondre le métal. Elle remplacera tous les besoins liés à l’utilisation d’une flamme nue dans votre usine. Ainsi, une fois que vous disposez d’électricité à grande échelle, vous pouvez littéralement réinventer presque tout dans votre manière de faire. Le fait est que la façon dont la data science est envisagée ressemble à un gadget sophistiqué, et les gens se contentent du cadre tel que le problème se présente.
Kieran Chandler: Ainsi, la manière dont c’est fait en milieu académique consiste à présenter le problème comme si vous disposiez d’un jeu de données bien défini, d’une série de modèles et de métriques de précision d’une certaine sorte, parce que vous souhaitez effectuer une prédiction quelconque. Et nous allons explorer les différents modèles pour chercher celui qui performe le mieux. Cela se reflète littéralement dans les compétitions Kaggle dont nous avons parlé précédemment.
Joannes Vermorel: On dit : “Eh bien, tout a été cadré ; il y a un jeu de données donné, un problème avec une métrique définie, et ensuite une collection infinie de modèles.” La plupart d’entre eux peuvent même être combinés de différentes manières, et vous pouvez potentiellement reconfigurer les caractéristiques dont vous disposez pour rendre le jeu de données plus adapté au modèle que vous utilisez. Voilà ce qu’est la data science.
Kieran Chandler: Qu’est-ce qui ne va pas dans ce genre d’état d’esprit Kaggle ? Est-ce simplement trop simpliste et que cela vous fait croire que vous n’obtiendrez qu’un seul résultat précis, ou pourquoi est-ce si erroné ?
Joannes Vermorel: Si vous regardez l’histoire, et encore une fois, c’est quelque chose que l’on ne voit qu’une seule fois dans le passé, cela devient évident. Mais à l’heure actuelle, quand vous êtes en marge, c’est difficile à percevoir. Une fois que cela est devenu la norme, c’est tellement évident. Maintenant, si je reviens à la data science, je constate que les entreprises se lancent invariablement dans des projets de type “pet”, une application dédiée ou un gadget numérique sophistiqué dans lequel un peu d’IA est intégré. Probablement, ce qui est le plus absurde et inutile, ce sont les chatbots. Mais je sais qu’il y a beaucoup de personnes qui ont levé de grosses sommes pour développer d’excellentes entreprises capables d’apprendre dynamiquement à discuter sur Twitter et de devenir nazis en 48 heures, simplement parce que l’on a fourni les bons inputs. Et c’est totalement absurde.
Kieran Chandler: Pour revenir là-dessus, le problème, c’est que lorsque vous voulez réfléchir à ce qu’implique une nouvelle technologie, ce n’est pas un processus unidirectionnel. On pense que les universités découvrent des choses, les enseignent aux étudiants, et que ces étudiants – désormais diplômés en ingénierie, en informatique, etc. – intègrent ensuite les entreprises et déploient l’innovation. Mais ce n’est absolument pas ainsi que fonctionne le monde réel.
Joannes Vermorel: Le monde réel, par exemple, c’est qu’Amazon a pratiquement inventé ce qui allait devenir le e-commerce, avec quelques autres comme eBay et d’autres pionniers. Ils ont défini cela à travers leur innovation. Il n’était pas question de Jeff Bezos, quelque part au début des années 90, disant : “Je vais tout simplement embaucher des webmestres et construire un site web.” Ils ont littéralement dû réfléchir à ce que serait l’avenir du commerce à distance, et c’était quelque chose de fondamentalement différent de tout ce qui avait été fait jusque-là.
Ainsi, la data science, voyez-vous, le problème, c’est que vous pensez qu’il s’agit d’avoir un cadre dans lequel vous pouvez disposer d’ingénieurs intelligents pour déployer la solution. En réalité, le processus ressemble beaucoup plus à une discussion continue dans laquelle l’entreprise découvre de nouvelles capacités techniques et se projette ensuite dans ce qui devrait constituer le cœur de son avenir. Elle établit alors les exigences en matière de technologie manquante pour mettre cela en œuvre, et généralement, vous réalisez que la plupart de l’innovation naît de ces exigences. Une fois que vous avez une vision claire de ce dont vous avez besoin, la solution n’est pas si difficile à concevoir, dès que vous savez quelle question poser.
Kieran Chandler: Et pourquoi diriez-vous que la majorité des départements de data science restent encore un peu bloqués dans ces approches académiques ? Je veux dire, pourquoi n’en voyez-vous pas davantage, à l’image des Amazons du monde ?
Joannes Vermorel: Tout d’abord, parce que si vous êtes une entreprise d’une certaine taille et que vous voyez ces buzzwords, la solution la plus facile consiste à ajouter une ligne dans leur budget où ils vont dépenser quelques millions par an pour l’approche à la mode du buzzword du moment. S’il s’agit d’une équipe de data science, oui, faisons-le. Si la blockchain est en vogue, alors, créons également une équipe blockchain. Ils intégreront régulièrement quelque chose qui est le buzzword du jour et retireront ce qui est tombé de la hype. C’est tout simplement le fonctionnement normal des affaires.
Mon message est que si vous voulez faire quelque chose qui ait une véritable substance, vous devez vraiment vous demander : quel serait le changement radical dans votre entreprise grâce à ces méthodes numériques sophistiquées ? Si le seul changement est cosmétique, comme le fait d’auto-calculer les ABC classes d’une manière améliorée, cela ne changera rien pour votre entreprise. Mais changer entièrement le modèle économique d’une entreprise pour s’adapter à une nouvelle technologie, c’est une toute autre histoire.
Kieran Chandler: Est-ce intrinsèquement risqué, et ne diriez-vous pas que c’est la raison pour laquelle il y a tant de résistance à ce type de changement ? Est-ce parce que, fondamentalement, si les gens ne le comprennent pas, les risques associés sont nombreux, puisqu’il s’agit d’une technologie nouvelle ? Il est donc bien plus sûr de la laisser telle quelle et d’investir peut-être un peu en recherche et développement.
Joannes Vermorel: Le problème, c’est le risque ambiant de faire faillite simplement parce que vous devenez obsolète. Pour la plupart des entreprises, ce risque est très réel. J’ai discuté avec de nombreux détaillants pendant plus d’une décennie, et il y a dix ans, j’avais des discussions surréalistes dans lesquelles je leur disais qu’Amazon arrivait et qu’il allait vous bouffer. Vous devez agir. Et on me répondait : “Oh, mais regardez, c’est si petit. Oui, ça grandit, mais ça ne représente même pas un pour cent de parts de marché. On s’en fiche.” De nos jours, si vous regardez Amazon et Alibaba, ils sont absolument gigantesques et continuent de croître, ce qui est incroyable. Considérant le niveau des économies d’échelle dont ils bénéficient, vous savez que lorsque vous dépassez une certaine taille, on ne bénéficie plus d’économies d’échelle, mais de déséconomies d’échelle. Amazon a largement dépassé le stade des déséconomies d’échelle, ce qui leur impose d’énormes handicaps pour tout ce qu’ils entreprennent, car ils doivent surmonter des déséconomies d’échelle colossales pour même obtenir un pour cent de croissance. Cela signifie qu’ils ne réalisent pas quelque chose qui serait juste marginalement meilleur que ce que font la plupart des entreprises ; ils ont tout simplement une avance de plusieurs années-lumière. Ainsi, en tant qu’exécutif, ne rien faire ou ne jamais défier le statu quo est la carte la plus sûre à jouer, cela ne fait aucun doute. Le problème, c’est que si vous jouez cette carte de manière continue pendant quelques décennies, l’entreprise finit par se faire dépasser. Mon message au PDG serait le suivant : pouvez-vous tolérer que cet état d’esprit prédomine dans votre entreprise ? Ne voyez-vous aucun problème qui se profile à l’horizon ? Sinon, je dirais que personne ne versera de larmes si vous suivez le chemin du dodo.
Kieran Chandler: Ainsi, ces techniques statistiques avancées sont très en vogue en ce moment, et les gens parlent toujours de buzzwords comme AI et deep learning. Mais à quel point pouvez-vous être sûr que, dans dix ans, ce sera toujours un sujet important pour ces entreprises ?
Joannes Vermorel: C’est une bonne question. D’abord, les réalisations d’entreprises comme Google, Amazon ou Microsoft avec ces technologies sont tout simplement stupéfiantes. Par exemple, nous sommes passés de programmes qui peinaient à surpasser un grand maître d’échecs à quelque chose qui bat désormais le champion d’échecs. Si vous regardez le dernier travail de Google, on peut passer de zéro à une performance incroyablement, inhumainement bonne en quatre heures pour le jeu d’échecs. Ils peuvent mettre en place un programme qui apprend à jouer aux échecs et, en quatre heures, atteindre un niveau littéralement inhumain, au point de battre chaque humain vivant. La manière dont l’ordinateur joue est tout simplement incompréhensible car cela n’a même pas le moindre sens. Ainsi, vous obtenez des performances époustouflantes, évidemment, pour des problèmes très spécifiques et bien délimités. Mais si vous regardez les véhicules autonomes, c’est également absolument impressionnant ; cela fonctionne.
Kieran Chandler: La question est, peut-on l’industrialiser ? Nous avons encore quelques hésitations, mais les progrès sont littéralement stupéfiants.
Joannes Vermorel: Le fait que l’on puisse prendre ce saut de foi et dire : “Eh bien, il existe ces technologies qui ont fait leurs preuves sur une longue série de cas”, c’est une hypothèse tout à fait raisonnable pour penser que les chances sont assez élevées que ces technologies réinventent complètement la manière dont les supply chains sont gérées. D’ailleurs, dans le cas de la supply chain, ce ne sera même pas très nouveau, car si vous regardez Lokad, nous défendons cette vision de la Supply Chain Quantitative. Mais si vous voyez ce qui se fait dans les banques, dans la finance de nos jours, il s’agit avant tout de trading quantitatif. Ils ont leurs quants, et ce n’est même pas une question d’avenir, c’est déjà là depuis plus de deux décennies. Alors maintenant, l’idée, c’est que cette approche arrive avec deux ou trois décennies de retard dans la supply chain, alors qu’elle est en place depuis des décennies dans la finance.
Kieran Chandler: Si quelqu’un regarde ceci et se demande ce qu’il doit faire pour insuffler ce genre de culture dans ses équipes de data science, quelles seraient les étapes à suivre ? Comment devraient-ils pousser leurs équipes à prendre plus de risques, à innover davantage et à aller à contre-courant des options évidentes du statu quo ?
Joannes Vermorel: Je pense que vous pouvez réaliser un test décisif simple : si l’entreprise devait renvoyer tous les data scientists du jour au lendemain, serait-elle dans une situation critique ? Fermerait-elle ses portes en un an ? Et si la réponse est non, alors probablement que ces personnes sont sans importance, et peu importe ce que vous faites avec elles. Vous diriez : “Oh, mais c’est tellement risqué, c’est tellement brutal.” Mais encore une fois, repensez à la situation d’Amazon au début des années 90 avec le web. Les gens disaient alors : “Oh, mais nous dépendons tellement de ces ingénieurs web. C’est insensé d’être tributaire d’une technologie qui semble vraiment médiocre. Vous avez ce modem super lent qui met trois minutes à établir la connexion. C’est un amas de déchets empilés sur un autre amas de déchets. Et puis il y a les images dont la résolution est tellement mauvaise. Je veux dire, d’abord, vous attendez une minute pour obtenir l’image de votre produit, puis c’est vraiment médiocre. Ce catalogue papier vaut tellement mieux. L’accès en temps réel à tous les produits, des images haute résolution. Ce truc web n’est qu’un gros tas de non-sens. Pourquoi prendrions-nous le risque d’avoir une dépendance forte à l’échelle de l’entreprise envers ces développeurs web ?” Eh bien, la réponse est que si vous ne le faites pas, dans dix ou vingt ans, vous n’existerez plus.
Donc, évidemment, avec le recul, les choses sont bien plus évidentes aujourd’hui. C’est difficile pour moi de le faire comprendre, mais le fait est que je pense que de nombreuses entreprises l’ont compris, et c’est pourquoi elles ont embauché ces data scientists. Mais elles ne réalisent pas que la vraie question est de savoir si elles ont une stratégie où les dirigeants exploitent pleinement ces capacités techniques. Et cela requiert une réflexion stratégique.
Kieran Chandler: Alors, avez-vous cette sympathie mécanique qui vous permettrait d’avoir une discussion intelligente et éclairée avec les ingénieurs qui construisent le moteur de votre entreprise ? Diriez-vous que c’est l’un des véritables freins à la data science dans les entreprises, le fait que les dirigeants n’ont probablement pas encore atteint ce niveau de sympathie mécanique dont ils ont besoin ?
Joannes Vermorel: Franchement, si vous pouviez réinventer les entreprises en embauchant des jeunes de 24 ans et en leur laissant faire des merveilles, ce serait fantastique. Mais si vous regardez l’histoire des entreprises, le nombre de fois où cela s’est produit – embaucher un ingénieur brillant qui a révolutionné une entreprise vieille de 50 ans de l’intérieur – est très rare. Le schéma dominant implique soit des personnes très jeunes, soit celles de plus de 45 ans, car elles disposent généralement d’un capital, d’une expérience et peut-être d’un certain degré de sagesse. Il faut une nouvelle entreprise pour que cela arrive.
Mon conseil serait : si vous pensez qu’embaucher des personnes fraîchement diplômées va révolutionner votre entreprise, vous faites preuve d’utopisme. Ce n’est pas sérieux et, je dirais, au mieux de la paresse intellectuelle.
Kieran Chandler: D’accord, nous allons devoir conclure ici, mais merci pour votre temps. C’est tout pour cette semaine. Merci beaucoup d’avoir été à l’écoute, et nous nous retrouverons dans le prochain épisode. Merci de nous avoir regardés.