00:00:07 Le scientisme et sa prévalence dans les supply chains.
00:00:34 Explication du scientisme et de ses conséquences dans divers domaines.
00:02:16 Exemples concrets d’une dépendance excessive aux résultats scientifiques et aux raccourcis.
00:04:07 La prévision de la demande dans la supply chain comme exemple de scientisme.
00:06:50 Des alternatives au scientisme dans la gestion de la supply chain et la prise en compte des systèmes complexes.
00:08:01 La simplification excessive et son impact sur les professionnels de la supply chain.
00:09:45 Aborder la question du rationalisme naïf dans la gestion de la supply chain.
00:12:38 L’importance du jugement humain dans les supply chains et les limites des modèles quantitatifs.
00:14:48 Allier les analyses basées sur les données et un jugement de haut niveau dans la prise de décision.
00:15:38 Garantir la compréhension des clients et éviter le rationalisme naïf chez Lokad.
00:17:06 La nécessité de prendre en compte des facteurs importants tels que le Nouvel An chinois dans la planification de la supply chain.
00:18:30 Faire preuve de scepticisme envers les organisations purement rationnelles et l’importance de combiner science et bon sens.
00:19:51 Les ingénieurs hautement qualifiés peuvent se montrer déconnectés des applications concrètes.
00:21:02 La nécessité d’avoir des perspectives d’experts, du bon sens et d’éviter le non-sens à échelle industrielle.

Résumé

Le fondateur de Lokad, Joannes Vermorel, discute du concept de scientisme dans l’optimisation de la supply chain lors d’une interview avec Kieran Chandler. Le scientisme se définit comme une dépendance excessive à la science, en supposant que tous les problèmes peuvent être résolus par une approche scientifique. Vermorel met en garde contre une surexploitation des approches algorithmiques de prévision de la demande, ces modèles pouvant être trop simplistes et menant à des prophéties auto-réalisatrices. Il souligne l’importance du jugement humain de haut niveau dans la gestion de la supply chain, ainsi que la nécessité de prendre en compte les effets de second ordre et de reconnaître la complexité des systèmes et des personnes impliquées. Vermorel conseille aux clients de s’appuyer sur l’expertise et le bon sens lors de la mise en place de solutions d’optimisation de la supply chain.

Résumé Étendu

Dans cette interview, l’animateur Kieran Chandler et Joannes Vermorel, le fondateur de Lokad, discutent du concept de scientisme et de son impact sur l’optimisation de la supply chain. Le scientisme est décrit comme une croyance extrême en la science, en supposant que tous les problèmes peuvent être résolus par une approche scientifique. Dans le contexte de la gestion de la supply chain, ce terme est synonyme de rationalisme naïf, suggérant qu’une recette unique, un algorithme ou une technologie peut résoudre tous les problèmes de la supply chain.

Vermorel souligne que les grandes organisations imitent souvent la méthode scientifique dans leur gestion de la supply chain, en se concentrant sur les chiffres, les formules et l’embauche de personnes titulaires d’un doctorat. Cependant, ces attributs seuls ne rendent pas nécessairement leur approche scientifique. Il compare ce phénomène à une façade, créant une illusion de rigueur scientifique sans réellement adhérer à la méthode scientifique.

À titre d’exemple de scientisme mal orienté, Vermorel aborde la controverse autour des p-values en sciences sociales. Les p-values servent à mesurer le degré de confiance dans une hypothèse, mais lorsqu’on teste des millions d’hypothèses, certaines montreront inévitablement des résultats significatifs dus au hasard. Ce problème illustre comment une dépendance excessive aux résultats apparemment scientifiques peut mener à des conclusions trompeuses.

En appliquant ce concept à la gestion de la supply chain, Vermorel identifie la prévision de la demande comme un domaine où le scientisme peut poser problème. Il existe de nombreux livres et modèles sur la prévision de la demande, ce qui peut donner l’impression d’une approche bien établie et rationnelle. Cependant, lorsqu’on examine ces modèles de plus près, leur rationalité devient discutable.

Ils discutent des limites de certaines approches algorithmiques de prévision de la demande et de la nécessité d’un jugement humain de haut niveau dans la gestion de la supply chain.

Vermorel explique que de nombreux algorithmes de prévision peuvent être excessivement simplistes et conduire à des prophéties auto-réalisatrices. Par exemple, si une prévision anticipe une demande nulle pour un produit, celui-ci peut ne pas être mis en stock, et ainsi aucune vente ne se produira, renforçant la prévision initiale. Il mentionne également que, pour les marques de mode, le nombre d’unités produites est souvent égal au nombre d’unités vendues, en raison des importantes remises appliquées sur les invendus. Ces exemples illustrent le problème des prophéties auto-réalisatrices dans les modèles de prévision naïfs.

Pour surmonter les limites de ces modèles, Vermorel suggère que les professionnels de la supply chain reconnaissent la complexité des systèmes avec lesquels ils travaillent ainsi que celle des personnes impliquées. Ils devraient également prendre en compte les effets de second ordre, comme le fait que proposer des remises peut créer des attentes de futures réductions de la part des clients. Il soutient que les méthodes scientifiques qui se concentrent sur les effets de premier ordre et les simplifications peuvent être faciles à mesurer et à comparer, mais ne sont pas nécessairement pertinentes pour l’entreprise.

Vermorel souligne l’importance du jugement humain dans la gestion de la supply chain. Il estime qu’une intelligence humaine de haut niveau est nécessaire pour déterminer si un modèle mathématique est utile ou s’il simplifie excessivement le problème. Bien qu’il soit possible d’aborder scientifiquement les problèmes de la supply chain, cela requiert de la subtilité et ne peut être réduit à de simples mesures.

Il note que les professionnels de la supply chain sont généralement conscients de ces problèmes, mais l’attrait du scientisme et du rationalisme peut être tentant, notamment pour les individus très instruits. Ces professionnels ont peut-être été exposés au succès des modèles quantitatifs dans d’autres domaines, comme la thermodynamique, et espèrent obtenir le même pouvoir prédictif dans la gestion de la supply chain. Cependant, Vermorel met en garde : les êtres humains ne sont pas des particules et leur comportement est plus complexe, nécessitant une approche plus nuancée de la gestion de la supply chain.

Un exemple de rationalisme naïf dans la gestion de la supply chain est le processus de Sales and Operations Planning (S&OP). Vermorel souligne que les différentes divisions d’une entreprise peuvent simplement renvoyer des prévisions afin de satisfaire leurs propres intérêts, plutôt que de produire des prévisions de demande précises.

Ils abordent la tendance humaine à éviter les risques, l’importance de soutenir les prévisions par des données, et le rôle du jugement de haut niveau dans l’optimisation de la supply chain.

Vermorel reconnaît que les gens sont naturellement adverses au risque et s’appuient souvent sur des données pour étayer leurs affirmations et prévisions. Il convient que l’utilisation des données pour soutenir ses analyses soit essentielle, tout en avertissant qu’il faut faire preuve de prudence lorsqu’on traite de statistiques, notamment lorsque de multiples variables interviennent dans des problèmes hautement complexes et multidimensionnels.

Vermorel met l’accent sur l’importance du jugement de haut niveau pour superviser les calculs et modèles utilisés dans l’optimisation de la supply chain, affirmant qu’il est crucial de s’assurer qu’une perspective adéquate se trouve au cœur de l’analyse. Il estime que le véritable rationalisme implique ce jugement de haut niveau afin de prévenir les écueils potentiels dans l’analyse qui pourraient découler de l’oubli d’aspects importants.

La conversation se dirige ensuite vers le concept de rationalisme naïf, Chandler notant que l’approche de Lokad pourrait en présenter certains éléments. Il mentionne que bon nombre de leurs clients ne comprennent peut-être pas entièrement la “magie noire” derrière les techniques d’optimisation de la supply chain de l’entreprise. Vermorel répond en affirmant que ce ne sont pas les détails techniques qui importent le plus, mais plutôt la compréhension globale des processus de la supply chain.

Selon Vermorel, bon nombre des aspects techniques que les clients ne comprennent pas sont souvent sans conséquence dans l’ensemble. Il soutient qu’il est plus important pour Lokad de se concentrer sur les aspects globaux de la supply chain, tels que la prise en compte d’événements comme le Nouvel An chinois, qui peuvent avoir des impacts significatifs sur les délais d’approvisionnement.

Vermorel commence par admettre que le domaine de l’optimisation de la supply chain est encore à ses débuts. Bien qu’il y ait eu des améliorations significatives par rapport aux méthodes antérieures, l’industrie n’a fait qu’effleurer le sujet. Il insiste sur l’importance de combiner approches scientifiques et bon sens pour obtenir les meilleurs résultats.

Il met ensuite en garde contre la croyance en une organisation parfaitement rationnelle et bien définie, composée d’équipes séparées pour la prévision, la planification et l’achat, chacune optimisant des indicateurs spécifiques. Vermorel affirme que ces systèmes peuvent sembler rationnels et scientifiques, mais qu’ils ne sont souvent rien de plus qu’un mirage. Il souligne la nécessité de faire preuve de scepticisme face à de telles organisations, car elles peuvent ne pas être aussi rationnelles ou efficaces qu’elles en ont l’air.

Rétrospectivement, Vermorel reconnaît que ces échecs sont les conséquences évidentes du rationalisme naïf. Il conseille aux clients de s’appuyer sur l’expertise et le bon sens lors de la mise en place de solutions d’optimisation de la supply chain. Peu importe le nombre de mots à la mode ou de jargon technique utilisés pour traiter un problème, sans une compréhension concrète et une approche pratique, le résultat ne sera rien de plus qu’un non-sens à l’échelle industrielle.

Transcription Complète

Kieran Chandler : Aujourd’hui sur Lokad TV, nous allons comprendre pourquoi c’est un piège si facile à tomber et discuter de la question de savoir si ce qui semble astucieux en apparence l’est réellement. Alors Joannes, aujourd’hui nous parlons de scientisme. Cela semble un peu théorique, mais qu’est-ce que c’est exactement ?

Joannes Vermorel : Le scientisme est, je dirais, une croyance extrême en la science. C’est l’idée que l’on peut littéralement résoudre tous ses problèmes personnels et sociétaux grâce à une approche scientifique, ce qui peut sembler bien, mais qui est en réalité un peu naïf. Dans le cas spécifique de la supply chain, cela renvoie à du rationalisme naïf, une approche où l’on dispose d’une recette, d’algorithmes et d’une part de technologie pour résoudre le problème par une méthode définitive. J’ai constaté qu’en particulier dans la supply chain, les grandes organisations ont tendance à imiter les méthodes scientifiques. Elles réalisent des actions partageant les attributs de la science, comme l’utilisation nombreuse de chiffres, de formules, l’embauche de personnes titulaires d’un doctorat, des indicateurs, des mesures et une sorte de processus. Mais parfois, ou plutôt très fréquemment, il n’y a rien qui, à mes yeux, puisse véritablement être qualifié de scientifique. Ainsi, vous avez les attributs, mais c’est comme une façade, une illusion.

Kieran Chandler : Avant d’aborder l’aspect supply chain, as-tu des exemples concrets de la façon dont les gens sont devenus trop dépendants des résultats scientifiques et se sont laissés emporter ? Où a-t-on vu des raccourcis être pris ?

Joannes Vermorel : Il y a actuellement une énorme controverse en sciences sociales, car la majorité des articles publiés au cours des cinq dernières décennies ne se reproduisent pas, ce qui constitue un problème majeur. L’une des causes profondes est celle des p-values, une méthode pour établir le degré de confiance que l’on peut accorder à une hypothèse. Par exemple, supposons que je postule que manger des fraises est bon pour la santé. Je réalise une mesure et je valide cette hypothèse. Le problème, c’est que si l’on teste des milliers ou des millions d’hypothèses, on générera des tonnes d’hypothèses présentant de belles p-values, donnant ainsi l’impression d’une grande confiance. Mais la question est que vous avez testé tant d’hypothèses que, compte tenu des données limitées, certaines se révèlent presque entièrement vraies par pur hasard. Dans la supply chain, on retrouve de nombreuses similitudes où les méthodes ont l’apparence de quelque chose de très rationnel, mais qui, en creusant un peu, s’avère profondément irrationnelles.

Kieran Chandler : Regardons des exemples de supply chain. Quelles sont ces choses qui semblent faciles en apparence mais qui, une fois approfondies, ne le sont pas du tout et sont bien moins rationnelles ?

Joannes Vermorel : Probablement la prévision de la demande. Il existe des livres entiers expliquant comment construire des modèles de prévision de la demande. Nous disposons d’une littérature complète à ce sujet, depuis les anciens modèles classiques comme l’exponential smoothing, Holt-Winters, etc. On pourrait penser que la prévision statistique de la demande est bien établie. Vous avez une prévision, vous pouvez réaliser un benchmark, vous pouvez faire du backtesting. Cela semble être l’archétype de quelque chose de très scientifique, et mon point est que, souvent, ce n’est pas le cas. Ce n’est pas du tout scientifique. C’est en fait très naïf. L’une des premières erreurs que j’ai commises chez Lokad, il y a une dizaine d’années, a été de penser que ce type d’approche algorithmique de la prévision de la demande fonctionnait réellement. Ce n’est pas le cas, pour de très nombreuses raisons. L’une des raisons est que l’on finit par obtenir un effet auto-prophétique. Vous savez, si vous prévoyez qu’il n’y aura aucune demande pour un produit dans un magasin, il se peut que vous ne mettiez même pas le produit en rayon, et ainsi vous obtiendrez des prophéties auto-réalisatrices. Si vous prévoyez une demande nulle, vous ne mettez alors aucun stock, puis vous ne vendez rien, et votre prévision s’avère être correcte à 100%. Et ensuite, j’imagine que vous aurez davantage confiance dans la prévision. C’est statistiquement prouvé, et pourtant, lorsqu’on y pense, c’est un peu idiot d’un point de vue commercial, et en fait, c’est vraiment stupide. Voilà un exemple extrême. Un exemple un peu plus avancé, mais toujours assez stupide, est le cas où vous tentez de prévoir le nombre d’unités vendues pour une marque de mode. Si vous voulez prévoir combien d’unités d’un produit donné vont être vendues, il vous suffit de regarder combien d’unités ont été produites en premier lieu. Si vous produisez 1 000 chemises, eh bien vous allez vendre 1 000 chemises, moins la casse.

Kieran Chandler : Alors, quelle est l’alternative ? Parce qu’il semble que vous ayez une méthode, la méthode fonctionne en quelque sorte, on se rapproche du résultat.

Joannes Vermorel : L’alternative est d’abord, vous devez reconnaître que la situation est complexe, que vous avez des humains impliqués, que vous avez un système complexe avec des boucles de rétroaction partout, et que vous avez des effets de second ordre. Les effets de second ordre sont, par exemple, lorsque vous accordez une remise à un client. Que créez-vous ? Évidemment, cette remise vous coûte de l’argent. Ce sont des euros ou des dollars de marge que vous ne récupérez pas. C’est l’effet de premier ordre de la remise. Une autre partie de l’effet de premier ordre est que vous avez probablement une sorte de stimulation de la demande. Vous mettez un produit en promotion avec beaucoup de remises, les ventes vont généralement augmenter. Mais l’effet de second ordre est que vous créez une attente dans votre clientèle d’acheter réellement des produits à prix réduit.

Alors encore, le nationalisme ou scientisme est en quelque sorte une méthode où vous vous concentrez principalement sur les effets de premier ordre, où vous prenez des raccourcis, vous simplifiez la situation, et vous vous retrouvez donc avec quelque chose où il est facile de faire des mesures, de produire des indicateurs et de réaliser des benchmarks et tester des hypothèses. Mais le fait que ce soit facile ne signifie pas que ce soit pertinent. Ce n’est pas parce que quelque chose est facile que c’est réellement bon pour votre entreprise.

Kieran Chandler : Alors comment une simplification excessive de ce type d’impact peut-elle affecter les professionnels de la supply chain ? Quel en est le résultat ? J’ai une question sur les modèles mathématiques et la modernisation quantitative. Quelle est l’importance du jugement humain dans ce processus, surtout lorsqu’il s’agit de systèmes complexes ?

Joannes Vermorel : Le jugement humain est crucial. Une intelligence humaine de haut niveau est nécessaire pour évaluer si un modèle est la bonne approche pour examiner un problème. Cela fait partie de la science, mais ce n’est pas seulement une question de mesures simples et de tests d’hypothèses. Il faut un jugement de haut niveau pour s’assurer que le modèle est en phase avec la réalité.

Lorsqu’on aborde un domaine particulier, il faut avoir la bonne perspective. Par exemple, lorsqu’on tente de résoudre des problèmes de supply chain, il faut une perspective qui ait du sens pour de grands groupes de personnes et des sociétés. Cela ne peut pas être prouvé de manière scientifique, mais plutôt à travers une discussion difficile entre des personnes de bonne foi qui essaient de se rapprocher de la vérité. Il ne s’agit pas d’avoir une mesure naïve pour prouver que quelqu’un a raison ou tort, mais il y a une subtilité supplémentaire impliquée.

Kieran Chandler : Les professionnels de la supply chain ont-ils remarqué les insuffisances de ces modèles ?

Joannes Vermorel : Les professionnels de la supply chain sont en effet très éduqués et intéressés par leur domaine. Le problème avec les modèles scientifiques et rationnels n’est pas qu’ils s’adressent aux personnes non instruites, mais plutôt qu’ils se retrouvent parmi des individus hautement éduqués. Une personne avec un bagage éducatif limité pourrait ne pas être impressionnée par des formules ou des protocoles et serait sceptique à l’égard de choses compliquées qu’elle ne comprend pas. Au contraire, les personnes très éduquées sont plus susceptibles de rencontrer ces problèmes parce qu’elles ont constaté l’efficacité de certains modèles scientifiques, comme les lois de la thermodynamique.

Le problème survient lorsque les gens essaient d’appliquer la même approche aux supply chains, en s’attendant au même niveau de pouvoir prédictif que dans d’autres domaines scientifiques. Cependant, les humains ne sont pas des particules, ils pensent et réagissent différemment. Par exemple, les clients s’adapteront aux remises et anticiperont les actions futures, jouant ainsi efficacement avec le système. Cela se produit à maintes reprises dans la gestion de la supply chain.

Kieran Chandler : Le problème que j’ai avec cela, c’est que les humains sont naturellement averses au risque. Si des preuves viennent étayer leurs affirmations et prévisions, ils les utiliseront. Alors, que pensez-vous du rôle de la science dans ce contexte ? Existe-t-il vraiment une alternative à l’utilisation de données dans l’optimization de la supply chain ?

Joannes Vermorel : En apparence, j’ai tendance à être d’accord avec l’idée qu’il vaut mieux étayer vos affirmations avec des données. Cependant, il faut faire très attention, surtout lorsqu’on traite de problèmes complexes et de haute dimension impliquant plusieurs variables et agents, tels que des humains ou des entreprises pouvant réagir à tout ce que vous faites. Ces problèmes peuvent devenir assez épineux. Bien sûr, vous voulez étayer votre vision avec autant de données que possible, mais il existe une différence entre le véritable rationalisme et le rationalisme naïf. Vous devez toujours disposer d’un jugement de haut niveau supervisant tous vos calculs et modèles pour vous assurer qu’il y a une perspective adaptée à l’analyse et qu’il n’existe aucun angle extrêmement lâche qui annulerait tout ce que vous venez de faire.

Kieran Chandler : Parlons de ce jugement de haut niveau. Certains pourraient affirmer que ce que nous faisons chez Lokad implique une bonne dose de rationalisme naïf, et que beaucoup de nos clients ne comprennent pas complètement toute la “black magic” que nos supply chain scientists utilisent. Comment vous assurez-vous que nos clients comprennent ce qui se passe ?

Joannes Vermorel : Ce qui m’importe vraiment, c’est la compréhension globale, plutôt que les détails techniques. Ces derniers sont en grande partie insignifiants. Par exemple, je sais que lorsque j’utilise une fonction spécifique, le calcul que j’obtiens est une approximation qui peut être décalée d’une part par million, mais quand je traite d’une supply chain où l’incertitude est d’environ 40 %, ce niveau d’approximation est insignifiant. Pour nos clients utilisant Lokad, les aspects qu’ils ne comprennent pas sont souvent très techniques mais en grande partie insignifiants. Il est bien plus important de s’assurer que Lokad gère correctement des facteurs tels que les délais de livraison et la prise en compte d’événements comme le Nouvel An chinois, qui ajoute quatre semaines de délai de livraison chaque année.

Kieran Chandler : Des semaines de délais supplémentaires se répercuteront directement sur vos délais de livraison. Ce n’est pas subtil, et c’est justement le genre de chose où ce jugement de haut niveau vous permet de décider que, non, je dois en tenir compte. Je peux littéralement, par observation naïve, juger si vous prenez cela en compte. Vous n’avez pas besoin d’un microscope ; l’effet est fort. Potentiellement, dans un siècle, nous aurons affiné les méthodes à tel point que les gens commenceront à analyser l’effet qui a comme la moitié de leur temps terrestre dans une configuration spécifique et pourront être vraiment scientifiques à ce sujet. Mais pour l’instant, nous en sommes encore aux balbutiements, et parvenir à une approximation correcte du système est une amélioration fantastique par rapport à ce que nous avions auparavant. Alors, si nous commençons à rassembler les éléments aujourd’hui, quelle est la leçon clé que nous devons retenir ? Il est bon d’avoir ces approches scientifiques, mais elles doivent être combinées avec beaucoup de bon sens.

Joannes Vermorel : Eh bien, oui. Je veux dire, d’abord, soyez très sceptique à l’égard d’une organisation rationnelle où l’on pourrait dire, “Oh, nous avons une équipe de prévision, une équipe de planning et une équipe d’achats.” Toutes ont leurs formules et optimisent des indicateurs simples. Cela semble parfaitement défini, rationnel, et centré sur le client ou autre. Mais quand je fais face à ce genre de situation, mon observation immédiate est que ce système n’est pas rationnel. Il ne fait qu’afficher les attributs de la rationalité et de la science. Ce n’est qu’une apparence très scientifique, mais ce n’est pas le cas du tout.

Une autre leçon serait de ne pas sous-estimer le fait que des ingénieurs très dévoués peuvent néanmoins être incroyablement ignorants du monde réel. Quand je dis des ingénieurs très dévoués, je m’inclus dans cette catégorie. J’ai lancé Lokad directement après l’université, très fier de mon bagage en mathématiques, et ravi à l’idée d’appliquer toutes ces belles statistiques en haute dimension à des situations réelles. Il s’est avéré que cela ne fonctionnait pas de manière splendide. En fait, cela explosait systématiquement de manière étonnamment improbable. Avec le recul, c’était la conséquence évidente d’un rationalisme naïf en action.

Donc, ma suggestion pour conclure est que vous avez besoin d’expertises pointues dans ce que vous faites, et il faut avoir ce bon sens de se demander, “D’accord, est-ce que cela a globalement du sens ?” Sinon, peu importe le nombre de buzzwords et de mots-clés que vous introduisez dans le problème, ce que vous obtiendrez sera du non-sens à une échelle industrielle.

Kieran Chandler : Je n’aurais jamais pensé vous entendre dire que la science et les mathématiques ne suffisent parfois pas.

Joannes Vermorel : C’est vrai.

Kieran Chandler : D’accord, c’est tout pour cette semaine. Merci beaucoup de nous avoir suivis, et nous vous retrouverons la prochaine fois. Merci d’avoir regardé.