00:00:00 Introduction aux investissements en IA par les gouvernements
00:04:42 Le succès d’OpenAI avec ChatGPT
00:06:29 Difficulté à déployer des capitaux dans le logiciel
00:07:22 Risque de prédire les futurs modèles d’IA
00:12:35 Le modèle d’IA rentable de DeepSeek
00:14:22 L’approche d’investissement étendue de Y Combinator
00:15:27 Investissement en IA attirant des entreprises non-IA
00:17:12 Surabondance de fonds sur le marché de l’IA
00:18:29 La stratégie d’investissement hasardeuse de SoftBank
00:19:52 Les stratégies d’investissement ratées de la France
00:22:32 Les progrès de l’IA sont dispersés géographiquement
00:23:53 Les méga investissements en IA sont une distraction
00:25:02 Le manque de compréhension de l’IA par les gouvernements
00:27:00 Des progrès incrémentaux en IA sur 50 ans
00:30:18 Le contrôle de l’IA ne garantira peut-être pas la supériorité
00:31:40 Argument contre la superintelligence
00:33:54 Les contributions proviennent de sources diverses
00:39:26 La régulation empêche la création d’emplois
00:46:31 L’innovation ne se produira pas dans les programmes gouvernementaux
00:50:50 Faites attention aux innovations spécifiques au domaine
Résumé
Dans cet épisode de LokadTV, Conor Doherty et Joannes Vermorel discutent des récents investissements en IA annoncés par les gouvernements, y compris les engagements de 500 milliards de dollars de l’administration Trump et de 200 milliards d’euros de l’Union Européenne. Vermorel critique ces investissements à grande échelle, affirmant qu’ils sont souvent inefficaces et gaspilleurs, les contribuables en supportant les coûts. Il souligne que les innovations réussies résultent généralement d’efforts ciblés et indépendants plutôt que de consortiums bureaucratiques. Vermorel remet également en question les objectifs vagues de ces investissements et leur impact sur la création d’emplois, en particulier dans les pays confrontés à des problèmes réglementaires. Il conseille de se concentrer sur des innovations spécifiques et réalisables plutôt que sur des initiatives dirigées par l’État.
Résumé Détaillé
Dans cet épisode de LokadTV, Conor Doherty, Directeur de la Communication chez Lokad, et Joannes Vermorel, PDG et Fondateur de Lokad, se penchent sur la récente vague d’investissements en IA annoncée par divers gouvernements. La discussion porte sur les implications et l’efficacité de ces engagements financiers massifs, en particulier l’investissement de 500 milliards de dollars annoncé par l’administration Trump et la réponse de l’Union Européenne avec un investissement de 200 milliards d’euros.
Joannes Vermorel offre une perspective critique, s’appuyant sur l’approche historique de la France en matière d’investissements stratégiques dirigés par l’État, connue sous le nom d"État stratège". Il soutient que de tels investissements à grande échelle sont souvent inefficaces et sujets au gaspillage. Vermorel souligne que, bien que ces investissements incluent des contributions importantes du secteur privé, la réalité est que les contribuables supporteront l’essentiel des coûts à travers des concessions comme des allégements fiscaux.
La conversation met en lumière les défis inhérents au déploiement efficace de sommes importantes, en particulier dans le secteur de l’IA. Vermorel souligne que les innovations réussies sur le marché ne résultent généralement pas de consortiums bureaucratiques, mais plutôt d’efforts ciblés et indépendants. Il cite des exemples comme l’iPhone et ChatGPT, qui n’étaient pas le fruit de consortiums, mais d’entités uniques et dédiées.
Conor Doherty apporte des précisions, notant que l’investissement de 500 milliards de dollars de l’administration Trump comprend 100 milliards de dollars versés immédiatement, le reste étant promis dans le temps. De même, l’investissement de la Commission Européenne inclut à la fois des fonds publics et privés. Malgré ces précisions, Vermorel reste sceptique quant à l’efficacité de tels investissements, arguant qu’ils entraînent souvent des inefficacités bureaucratiques et ne parviennent pas à apporter des avancées significatives.
La discussion aborde également les objectifs ultimes de ces investissements, qui demeurent vagues et indéfinis. Vermorel critique l’absence d’objectifs clairs, suggérant que des termes comme “IA éthique” et “IA durable” sont nébuleux et n’offrent pas une direction concrète pour le développement.
Vermorel ajoute que le domaine de l’IA se caractérise par des avancées rapides et imprévisibles, rendant difficile la prévision des besoins et technologies futurs. Il souligne que le marché est déjà saturé par les investissements dans les centres de données de grandes entreprises comme Microsoft, Google et Amazon, remettant en question la nécessité d’investissements supplémentaires dirigés par l’État.
La conversation se tourne vers les implications plus larges de ces investissements, notamment en ce qui concerne la création d’emplois. Vermorel remet en question l’idée que ces investissements créeront des emplois, en particulier dans des pays où le taux de chômage est faible comme aux États-Unis. Il soutient que le véritable problème dans les pays avec des taux de chômage plus élevés, comme la France, est la friction réglementaire et non un manque d’investissement dans l’IA.
Conor Doherty évoque la perspective d"Anthony Miller, qui critique de la même manière la sur-régulation en France et son impact sur l’environnement des startups. Vermorel est d’accord, notant que les personnes les plus touchées par le chômage en France sont celles ayant un faible niveau d’éducation et des compétences sans lien avec l’IA.
En conclusion, Vermorel conseille aux directeurs de supply chain et aux directeurs informatiques de rester concentrés sur des innovations spécifiques et réalisables dans leurs domaines plutôt que de se laisser distraire par ces investissements à grande échelle dirigés par l’État. Il prédit que des avancées significatives en IA continueront d’émerger d’efforts indépendants plutôt que de consortiums gouvernementaux.
Dans l’ensemble, cet épisode offre un examen critique de la récente frénésie d’investissements en IA, remettant en question l’efficacité et l’impact à long terme de tels engagements financiers massifs. Les perspectives de Vermorel offrent une vision d’avertissement sur le rôle du gouvernement dans la promotion de l’innovation technologique, en soulignant l’importance des efforts ciblés et indépendants pour réaliser des progrès significatifs.
Transcription Complète
Conor Doherty: Bon retour sur LokadTV. Alors Joannes, nous sommes à nouveau ici aujourd’hui pour discuter honnêtement du sujet qui ne cesse de revenir ces jours-ci : l’IA. En effet, nous sommes réunis ici parce qu’il semble y avoir une sorte de frénésie internationale en termes d’investissements en IA, impliquant des montants véritablement vertigineux tant en financements privés qu’en d’importantes sommes publiques pour l’infrastructure IA. Alors, pour commencer, quelle est ton opinion sur tout cela ?
Joannes Vermorel: Ce que j’ai vu dans les médias, c’est l’administration Trump annonçant il y a quelques jours un investissement de 500 milliards de dollars. Puis, je crois qu’il y a seulement deux jours, l’Union Européenne a réagi en disant : “Eh bien, s’ils le font, alors nous aurons notre investissement de 200 milliards d’euros dans l’IA.” Mon point de vue général à ce sujet est que, le fait d’être Français importe vraiment, car la chose intéressante est que la France joue à ce jeu depuis des décennies. En fait, elle a un nom pour cela en français, on appelle cela “État stratège”, comme l’État stratège. D’après le bilan de la France dans ce genre de jeu, je peux affirmer avec une grande confiance que la quasi-totalité de cet argent sera gaspillée, point final.
Conor Doherty: Pour ne pas t’interrompre, je ressens le besoin d’intervenir immédiatement pour apporter un peu de contexte. Parce que je ne veux pas simplifier au point que cela donne l’impression que le président Trump ou Ursula von der Leyen dépensent près d’un trillion de dollars d’argent public. Pour clarifier, j’ai quelques détails à l’écran. Au moment où nous parlons, le 13 février, Trump a précisé que les 500 milliards de dollars concernaient principalement un investissement du secteur privé. C’est Stargate, la conglomeration entre OpenAI, Oracle et SoftBank au Japon. SoftBank est une entreprise japonaise. Ursula von der Leyen, Présidente de la Commission Européenne, a annoncé 200 milliards d’euros, dont 150 milliards provenant du privé et 50 milliards du financement public. Le schéma est donc très clair : d’énormes sommes des secteurs privé et public, mais il ne s’agit pas que d’argent public dépensé ici, pour être clair.
Joannes Vermorel: Oui, mais encore une fois, la France joue à ce genre de jeux depuis des décennies. C’est toujours le même schéma. Ils justifient en affirmant qu’ils ont des investisseurs privés, mais la réalité est que des concessions seront faites sous forme d’allégements fiscaux ou d’autres avantages. Ainsi, le coût est réel et sera lourdement supporté par les contribuables. Ce qui est intéressant, c’est que ces projets échouent parce qu’il est extrêmement difficile de déployer d’importantes sommes d’argent de manière efficace. Soit ces projets allaient déjà avoir lieu, donc ici, il s’agit simplement d’une annonce. Vous prenez une entreprise qui allait déjà investir et vous revendiquez cet investissement comme faisant partie de votre grande stratégie pour votre pays. Mais alors, s’il était déjà prévu qu’il ait lieu, pourquoi devez-vous mettre cet investissement dans un panier et dire, “Oh, c’est notre investissement stratégique” ?
La réalité est que vous vous retrouvez généralement dans des contextes très bureaucratiques avec des consortiums où de nombreuses entreprises se regroupent. Regardez simplement ce qui réussit habituellement sur le marché. Ce que nous voyons, c’est presque toujours autre chose que des consortiums. L’iPhone est un grand succès, mais il n’est pas le fruit d’une collaboration avec Google, Facebook ou autre. C’était un grand succès, mais ce n’était pas une sorte de consortium.
La même chose avec OpenAI; elle a connu un grand succès avec ChatGPT, mais ChatGPT n’est pas le résultat d’un consortium. La liste continue. En général, quand j’observe ces schémas, “État stratège” est un jeu pratiqué depuis des décennies, plus ou moins un demi-siècle en France. Vous prenez simplement le mot à la mode du moment, puis vous vous réunissez autour d’une table avec des noms influents et de grandes entreprises. Vous ajoutez des tonnes d’argent public pour justifier le fait que les entreprises privées réaliseront leur profit. Vous accordez de nombreuses concessions, des allégements fiscaux, et ainsi de suite. Vous vous retrouvez avec un jeu hautement asymétrique car la réalité est que les fonds promis par l’administration se matérialiseront très fréquemment, tandis que les participants privés se retireront simplement.
Ce qui pourrait très bien se produire, c’est que lorsque l’administration Trump annonce 500 milliards de dollars, un possible scénario est que tous les investisseurs privés se retirent dès que les choses commencent à devenir insensées, et pourtant des milliards d’argent public finissent par être dépensés.
Conor Doherty: Je tiens à préciser que d’après mon interprétation de la situation, je pense qu’il s’agissait de 100 milliards de dollars promis d’emblée par l’administration Trump, avec la promesse de 400 milliards supplémentaires. Pour être juste, toute personne familière avec les grands transferts dans le football sait que 200 millions de dollars ne sont pas versés immédiatement pour un joueur ; ils sont répartis.
Joannes Vermorel: Le problème, c’est que le logiciel n’est vraiment pas un domaine où il est facile de déployer du capital, et c’est incroyablement difficile si l’on veut investir une si grande somme d’argent. C’est pourquoi ils le présentent comme de l’infrastructure. Mais même l’infrastructure, qu’est-ce que cela signifie réellement ? Le souci, c’est que les puces, vous diriez, “Oh, il nous faut des puces.” D’accord, mais quel type de puces ? Cela dépend de l’algorithme. Nous avons des LLM, nous aurons les LLM de 2025. Ces LLM sont très différents des modèles de machine learning qui étaient en vogue il y a cinq ans. Qu’est-ce qui te fait penser que dans cinq ans, les modèles qui seront populaires refléteront les mêmes exigences que ceux d’aujourd’hui ? C’est une proposition très risquée.
Conor Doherty: Pour être juste, encore une fois, ma compréhension est que ce ne sont pas seulement des puces. L’Alliance Stargate vise à construire au moins 20 centres de données, dont la plupart se trouvent au Texas. La Commission Européenne a promis de construire 12 hubs d’IA et une multitude de superordinateurs. Mais pour moi, la question qui se pose avant de parler des raisons pour lesquelles ces projets échouent, et ils pourraient très bien échouer, est la question préalable. Quel est l’objectif ultime ? Qu’essaie-t-on d’accomplir ? Nous pouvons discuter des raisons de leur échec, mais quel est l’objectif ultime de construire tous ces centres de données, superordinateurs, hubs d’IA et de déployer tout cet argent, si mal que ce soit ? Quel est l’objectif ultime ici ?
Joannes Vermorel: Sur le papier, c’est super vague : “Devenons une superpuissance de l’IA.” Mais qu’est-ce que cela signifie réellement ?
Conor Doherty: Exactement, c’est ce que je demande.
Joannes Vermorel: C’est là le problème. Personne ne sait. Ces communications sont extrêmement vagues. On finit par entendre, “Oh, une superpuissance en IA signifie avoir accès à l’IA la plus éthique.” D’accord, mais qu’est-ce que cela signifie ? L’IA la plus durable ? Je n’ai aucune idée de ce que cela veut dire. Les communications sont tout simplement incroyablement vagues. C’est toujours le cas. Chaque fois que la France a essayé cela avec “État stratège”, les communications étaient, par nécessité, extrêmement vagues parce que l’on réunit des entreprises extrêmement diverses, qui n’ont pas les mêmes stratégies, qui ont très peu en commun. On réunit Oracle et SpaceX en s’attendant à ce que ces personnes aient quelque chose en commun. C’est absurde.
Je pense qu’un grand nombre de participants savent que c’est complètement absurde, mais quand une tierce partie promet de déverser des milliards de dollars ou d’euros sur vous, pourquoi pas ? Ce serait une erreur de ne pas simplement dire, “D’accord, si vous êtes prêts à gaspiller une si grande somme d’argent, gaspillez-la au moins sur moi.”
Si nous abordons des défis spécifiques comme la supply chain, il est encore moins évident que cela ait un sens. Si nous parlons d’IA en supply chain, nous pourrions lui donner une signification très spécifique, qui serait l’exécution automatisée des supply chains pour tous les processus banals de prise de décision qui se déroulent dans les supply chains. Ce serait une thèse claire de ce que vous voulez. Nous avons des processus de prise de décision extrêmement gourmands en main-d’œuvre : quand commander, combien commander, dois-je augmenter ou diminuer mon prix, dois-je déplacer ces stocks d’ici ou d’ailleurs, dois-je augmenter ou réduire la capacité de toutes les choses qui pourraient présenter une limite de capacité.
D’accord, vous pouvez certainement mécaniser cela avec quelque chose de semblable à l’IA d’une manière ou d’une autre. Mais encore, est-ce que le goulot d’étranglement réside dans cet accès à la puissance de calcul ? Avez-vous besoin de beaucoup de puissance de calcul ? Avez-vous besoin de data centers ? Y a-t-il le moindre indice que les data centers dont nous disposons soient réellement le goulot d’étranglement ? Parce que lorsqu’il s’agit d’investir dans les data centers, il n’y a eu aucune rupture de stock en termes d’investissement. Microsoft, Google, Amazon n’ont cessé d’investir dans des data centers pour en couvrir le globe.
Moi, je pense que si Amazon estime avoir besoin de plus de data centers, cela me va parfaitement. Ils investiraient simplement et créeraient davantage de data centers. Il en va de même pour Microsoft, pour Google, et tous les autres. Ce qui me déconcerte réellement, c’est l’idée qu’intervenir dans ce processus avec ces méga-investissements rendrait simplement ces marchés plus efficaces. Pour moi, c’est une vision très erronée, surtout pour quelque chose comme l’IA qui est si multidimensionnelle. Il est très difficile de déterminer exactement ce qui manque, à quoi ressemblera le marché, à quoi ressembleront les technologies dans cinq ans. C’est extrêmement flou. Ce n’est pas comme si vous investissiez un milliard de dollars dans cela et obteniez les résultats escomptés. La situation est bien plus nébuleuse que cela.
Conor Doherty : Parlons de jeter à nouveau des sommes faramineuses, qu’elles soient publiques ou privées, sur l’infrastructure d’IA. C’est plus intéressant, ou plutôt assez intéressant, dans le contexte de ma connaissance de DeepSeek. Par exemple, DeepSeek a été produit et non seulement il consomme moins d’énergie que le modèle o1 de ChatGPT, mais il a apparemment coûté une fraction du prix, quelque chose comme 25 à 30 fois moins cher. Donc, l’idée que la réponse consiste à entrer dans les détails de sa production, à se demander s’il a été plagié, n’est pas l’essentiel. L’essentiel était l’infrastructure : en réalité, il a été produit pour bien moins cher que le modèle o1. Et ensuite, quelle a été la réaction ? Eh bien, prenez 500 milliards de dollars et jetez-les sur le problème.
Joannes Vermorel : Oui, et ce qui est intéressant, c’est que Mistral, une entreprise française, avait fait des affirmations à peu près similaires à celles de DeepSeek il y a environ un an, en disant, vous savez quoi, ces LLM que nous avons actuellement sont assez gaspillés. Nous pouvons très probablement obtenir des résultats comparables, voire meilleurs, avec seulement une infime fraction des ressources de calcul. C’était déjà la position de Mistral, mais soudainement, lorsqu’une entreprise chinoise faisait exactement la même chose, les marchés sont devenus fous.
Donc, je pense que, eh bien, c’est agréable de voir une correction du marché. Mais fondamentalement, cela illustre le fait que, en général, avec les technologies logicielles, le chemin, le progrès, est extrêmement chaotique. Il est très difficile de savoir des années à l’avance ce qui réussira. Il est très difficile de savoir comment déployer le capital de manière efficace. C’est pourquoi, d’ailleurs, c’est très intéressant de regarder des incubateurs de startups très performants comme, disons, Y Combinator. Ils ont littéralement été pionniers dans l’approche de répartir largement l’argent, en finançant des milliers de startups avec un peu de capital, disons un demi-million de dollars pour chaque entreprise, et en observant ce qui en ressort. Et ce genre d’approche semble être ce qui fonctionne généralement dans l’industrie des logiciels, par opposition à prendre un champion et y verser des milliards. Historiquement, quand on observe les entreprises, ces investisseurs qui ont opté pour cette approche de méga-investissements, comme SoftBank – SoftBank a subi d’énormes pertes sur WeWork. Je veux dire, ils ont commencé avec un fonds de 100 milliards et ont gaspillé quelque chose comme des dizaines de milliards sur WeWork.
Conor Doherty : Eh bien, WeWork n’était même pas une entreprise de logiciels.
Joannes Vermorel : Je veux dire, ils étaient présentés comme tels, mais c’était essentiellement une agence de location. Mais voilà le problème. Lorsque vous dites que nous voulons investir dans l’IA et voici des milliards de dollars – je dirais des centaines de milliards de dollars pour cela – soyez assuré que chaque entreprise va se présenter comme une entreprise d’IA. À ma connaissance, par exemple, Oracle n’a rien à voir avec l’IA. Ils n’ont pas été contributeurs dans ce domaine. Je ne peux même pas être sûr qu’ils aient jamais fait quelque chose d’aussi pertinent dans le domaine de l’apprentissage automatique. Mais maintenant, ils se brandissent comme une entreprise d’IA. Et je suis presque sûr qu’il y aura plein d’autres entreprises, ayant un palmarès très faible dans ce domaine, qui suivront le mouvement. Encore une fois, c’est là le problème.
Quand nous regardons l’IA, la question est : qu’est-ce qui manque ? Clairement, il manque une multitude de choses. Si nous voulons appliquer cela à l’IA pour la supply chain, il manque une multitude de choses. Mais en capital, vraiment, après des années d’assouplissement quantitatif durant lesquelles nous avons eu littéralement le plus facile accès au capital de toute l’histoire humaine, je ne pense pas que, du moins en tant qu’entrepreneur, le manque de fonds ait réellement été le problème. Ce que je constate en général lorsque j’observe le marché de l’IA, c’est une surabondance de fonds. Même si l’on considère uniquement les fonds privés, une fois qu’on y ajoute les fonds publics, on ne fait qu’exacerber le problème de la surabondance de liquidités.
Conor Doherty : De manière générale, vous avez établi un parallèle avec les startups dans cette sorte de brume ou de frénésie des capital-risqueurs qui s’abat lorsque l’on parle d’entreprises technologiques. Je ne sais pas si vous l’avez exprimé explicitement, mais appliquiez-vous le même cadre à ce que font des gouvernements comme le Japon, la France et les États-Unis ? Vous établissez un parallèle avec les comportements qui ont vu d’énormes entreprises technologiques, voire des entreprises individuelles, brûler des centaines de millions et des milliards. Êtes-vous en train d’équivaloir ces actions ?
Joannes Vermorel : Non, ce que je dis, c’est que déployer du capital est extrêmement difficile, et il l’est tout autant pour les entreprises privées de le dépenser correctement. Dépenser est facile, mais le faire de manière rentable est extrêmement difficile. Quand on regarde même des entreprises privées comme SoftBank, au mieux, on peut dire que c’est aléatoire. Il n’est pas évident que, dans leur ensemble, cela fonctionne – c’est un point que Warren Buffett a souligné à maintes reprises. La plupart du temps, ces fonds finissent par être moins performants que le marché. Ainsi, avec un simple ETF, vous obtiendriez de meilleurs rendements.
Maintenant, ce qui m’inquiète, c’est que si l’on ajoute, vous savez, le fait que déployer du capital dans l’IA est très difficile, alors qu’il est encore plus difficile de déployer des sommes gigantesques – car plus le montant à déployer est important, plus cela devient un défi – et que vous aggravez le problème en ayant une série de gouvernements qui créent toutes sortes de cauchemars bureaucratiques, avec des consortiums et autres, qui, historiquement, se sont révélés engendrer énormément de gaspillage. Si les stratégies étatiques étaient une garantie pour s’enrichir, la France serait le pays le plus riche de la Terre. Ce n’est absolument pas le cas. Ces initiatives ont invariablement échoué, toutes.
Conor Doherty : Eh bien, si je puis m’immiscer sur ce point, car encore une fois, lorsqu’il s’agit de gaspillage financier, c’est évidemment notre métier de comprendre ce que l’on obtient, quel est le retour sur investissement pour chaque dollar dépensé. Pour relier ceci à un commentaire antérieur que vous aviez fait concernant la supply chain, vous aviez donné l’exemple des trois systèmes de logiciels d’entreprise. Le premier est le système d’enregistrement, et c’est essentiellement votre ERP. Vous aviez souligné auparavant que, dans la plupart des entreprises, les gens consacrent environ les trois quarts de leur budget informatique à ce qui est essentiellement un grand livre glorifié, une feuille de calcul en termes essentiels. Une feuille de calcul sur laquelle je dépenserais des dizaines de millions d’euros, très bien. Et votre position, pour résumer, est que ce n’est pas particulièrement judicieux. D’accord, mais une certaine somme doit être dépensée pour cela car il faut un outil, il faut investir un minimum. Et vous avez fait valoir que 5 % était approprié. Eh bien, en adoptant la même perspective financière, il est évident que les États, les gouvernements, doivent dépenser une certaine somme sur l’infrastructure d’IA. 500 milliards est peut-être excessif, mais quelle serait la somme appropriée ?
Joannes Vermorel : Mais je remets vraiment en question cette idée selon laquelle les gouvernements devraient dépenser de l’argent sur de tels sujets. Cela ressemble à une recette pour gaspiller des tonnes d’argent des impôts. Cela ne me dérange pas, je ne paie pas mes impôts aux États-Unis, mais apparemment l’UE est en train de rattraper son retard et veut tout simplement gaspiller des tonnes d’argent des impôts européens pour cela. Et là, j’en subirai les conséquences.
Pour moi, ce qui est très étrange, c’est pourquoi pensez-vous, dès le départ, que les gouvernements devraient même s’impliquer dans cela ? C’est très étrange. Est-ce une situation où l’on aurait probablement besoin du soutien de l’État ? Si l’on considère toute l’histoire de l’informatique, surtout en ce qui concerne ces choses insaisissables comme l’intelligence artificielle, aucune d’entre elles n’a jamais émergé d’entités bureaucratiques dirigées par des gouvernements. Le progrès est très incrémental, il est incroyablement dispersé géographiquement. Nous avons vu avec DeepSeek qu’une équipe de quants en Chine peut faire avancer l’état de l’art, et la prochaine fois, cela pourrait être une autre équipe en Allemagne, en Suède, ou ailleurs.
Et encore, je remets en question l’idée que ce dont nous avons besoin, c’est d’un manque de fonds, car il y a clairement une abondance de capitaux. Si vous pensez que les États doivent intervenir parce qu’il n’y a pas assez de fonds, en tant qu’entrepreneur dans le secteur des logiciels, je vous dirais de revoir votre analyse. Je suis personnellement contacté environ cinq fois par jour par des capital-risqueurs qui souhaitent investir dans Lokad. Le manque de fonds n’est pas le problème. Vous disposez de tout le capital que vous souhaitez, mais pour moi, même en me considérant avec un certain degré d’expertise, si vous me donnez même cent millions pour l’IA, il demeure très incertain quant à l’endroit où investir cet argent. C’est une proposition très difficile. Alors, comparons cela à cent milliards de dollars. Voilà un vrai problème. Mon point de vue est donc que ce genre de méga-investissements est une distraction. Ils vont générer beaucoup de gaspillage, mais ils vont aussi créer de nombreuses distractions pour toutes les parties impliquées.
Conor Doherty : Juste pour déconstruire l’idée de savoir si les États devraient être impliqués ou s’ils ont un intérêt là-dedans. Il y a un point à souligner, et encore une fois, je ne suis pas un expert. J’enseigne la philosophie et je travaille dans le marketing chez Lokad. Cependant, j’ai lu le livre de Nick Bostrom, “Superintelligence”, qui date d’environ 10, voire 11 ans. Lorsqu’il l’a écrit, il a exposé le potentiel. Je sais que nous ne parlons pas de superintelligence, alors soyez indulgents. L’idée étant que la plupart des gens ne savent pas ce qu’est la superintelligence. La plupart des gens ne savent pas à quel point nous sommes proches – ou pas – de cet objectif. Ce qu’ils savent, c’est…
Il y a toujours le potentiel, tel que décrit par Bostrom, de l’impact dévastateur d’être du mauvais côté d’une nation qui possède cela. Alors, ma question est la suivante : dans quelle mesure cela relève-t-il essentiellement d’une peur au niveau de l’État de ne pas développer suffisamment cette infrastructure par rapport aux ennemis potentiels ?
Joannes Vermorel : Mais qu’est-ce qui vous fait penser que le gouvernement ou quelqu’un au sein de ces coalitions de gouvernements aurait la moindre idée pour répondre à cette question ? L’IA n’est pas quelque chose de simple comme construire un mur gigantesque pour nous défendre, quelque chose de très tangible avec un objectif clair. Nous parlons de quelque chose d’incroyablement insaisissable. Imaginez simplement remplacer l’IA par un concours pour écrire le meilleur roman — le plus poétique, le plus intéressant, le plus captivant. Pensez-vous vraiment que verser des milliards dans ce défi produirait mécaniquement le meilleur roman ? Non. Vous auriez certainement de nombreux participants, mais cela se transformerait immédiatement en un cauchemar bureaucratique sans aucune chance de produire quelque chose de beau.
L’IA est incroyablement insaisissable. Une partie du problème avec les grands modèles de langage (LLMs) est que nous ne comprenons pas vraiment la nature de leurs limitations. Si nous comprenions ce qui nous empêche réellement d’atteindre l’intelligence artificielle générale, nous aurions une voie de développement claire. Le problème est qu’au cours des 50 dernières années, chaque génération de modèles d’apprentissage automatique a révélé quelque chose de fondamental qui était mal compris à propos de l’intelligence. Chaque révolution a été incrémentale, nous faisant réaliser qu’il manquait quelque chose de profond à propos de l’intelligence.
En comblant ces lacunes, des progrès ont été accomplis, et de nos jours nous bénéficions de résultats spectaculaires. Mais la communauté en général — experts, chercheurs en IA — trouve extrêmement flou de savoir quelle direction prendre. Vous lancez des choses contre le mur pour voir ce qui colle, et vous le faites les yeux bandés. Il n’est pas évident que verser de l’argent dans le problème puisse empirer les choses. OpenAI a sans doute été assez distrait parce qu’ils disposaient de trop de capital et se sont concentrés sur des méga modèles, ce qui les a mis quelque peu en retard lorsqu’il s’agissait de concevoir des LLM, mais en version beaucoup plus légère.
Il existe ce mythe que, simplement parce que vous pouvez percevoir une direction, comme l’IA étant l’avenir, quelqu’un sait forcément comment l’atteindre. Ce qui est intéressant avec le marché, c’est que des milliers de personnes prendront des risques, essaieront des approches, et finalement, de cette compétition gigantesque, quelque chose émergera en tant que gagnant. C’est très positif. Lorsqu’une stratégie étatique est en jeu, on se retrouve avec des initiatives telles que le Minitel en France. La France a essayé d’inventer son propre internet, géré par l’État, et cela a été une catastrophe totale.
La notion que l’État peut orienter l’humanité vers l’avant ne peut se réaliser que sur des problèmes extrêmement bien compris et simples, où une approche de force brute pure fonctionnerait. Mais si vous avez quelque chose de multidimensionnel, c’est très difficile. Vous pourriez vous retrouver dans une situation où l’IA devient essentiellement open source, sans valeur. Votre noyau d’IA pourrait être open source et gratuit, et toute la valeur serait bâtie sur ce que vous faites avec cette IA. Il n’est pas certain que détenir un contrôle complet sur l’IA confère une quelconque supériorité à quiconque. Pensez-y comme aux mathématiques. Imaginez qu’un pays produise tous les mathématiciens qui prouvent tous les théorèmes. Ce pays serait une superpuissance mathématique, mais une fois ces théorèmes prouvés, tout le monde peut profiter des résultats. Être une superpuissance mathématique ne se traduit pas par un véritable pouvoir ou une richesse réelle. Il y a une autre erreur de raisonnement : si vous réalisez la percée, vous capturez la valeur ajoutée. Pas nécessairement. Tout comme être une superpuissance mathématique ne signifie pas exploiter toutes ces connaissances pour faire quelque chose qui rend les pays plus riches.
Conor Doherty : Ce que vous avez essentiellement décrit est l’argument que Bostrom a avancé contre la superintelligence. Je sais que nous ne parlons pas de superintelligence, mais avant d’atteindre une IA superintelligente, qu’il a supposé se situer quelque part au milieu de ce siècle, il y a des étapes qui doivent être franchies. Quiconque possède cela est essentiellement une superpuissance. Si vous avez le monopole d’un ensemble de compétences valorisées, vous êtes une superpuissance. De même, celui qui progresse le plus dans l’IA pourrait être le plus puissant, et cela pourrait influencer certaines décisions.
Joannes Vermorel : Oui, mais cela relève de la pure spéculation. Il n’y aura pas de monopole. Une fois que la communauté atteindra un certain niveau de compréhension, ce qui était autrefois une compétence ou une superpuissance exclusive à quelques personnes devient une marchandise. Pour l’instant, les développements de l’IA semblent suivre les mêmes schémas que ceux observés en informatique au cours des 50 dernières années. C’est très incrémental, avec une multitude de contributeurs divers. Les contributions proviennent de milliers d’endroits. Vous avez de nombreux articles apportant des contributions substantielles, mais la personne qui réalise cette contribution pourrait n’avoir qu’un seul article significatif.
L’humanité continuera de progresser en IA tout comme en mathématiques, mais il n’y a pas de monopole. Personne ne détient la connaissance des mathématiques. Certains pays ont plus de mathématiciens que d’autres, mais cela confère-t-il une véritable superpuissance exprimée en qualité de vie, en accès aux biens matériels, etc. ? Absolument pas. Il n’est pas clair que ces investissements permettront de capturer cela. Nous investissons dans le matériel pour les 5 à 10 prochaines années pour des modèles dont nous ne savons pas à quoi ils ressembleront. Il y a une importante probabilité que ce soit des erreurs et que l’argent soit gaspillé. Si Microsoft investit dans davantage de data centers et se trompe, ce seront les actionnaires qui subiront cette perte. L’idée que des bureaucrates déploieront efficacement des centaines de milliards de dollars ou d’euros en IA est une distraction.
Conor Doherty : Encore une fois, je ne suis pas économiste, mais j’ai lu un bon nombre de choses sur la théorie de la prise de décision et sur la façon dont, si vous comparez la perception des petits nombres et des grands nombres par les gens, elles sont radicalement différentes. Par exemple, si je disais à vous, PDG de l’entreprise, l’année dernière nous avons dépensé 12 000 $ en café pour la salle de pause, vous pourriez penser que c’est une somme folle rien que parce que le café est une chose quotidienne, banale. Cela devrait-il être 10 000 $? 12 000 $? 5 000 $? Je vais enquêter là-dessus. Mais si je disais que la mise à niveau de votre ERP vous coûtera 250 millions de dollars, cela semble à peu près correct. Je ne sais pas combien cela devrait coûter. De même, pour construire 20 data centers, cela coûtera un demi-trillion de dollars. Il y a cette tyrannie quand il s’agit de grands nombres. Je pense que cela est encore plus aggravé lorsque des personnes, impliquées dans le processus décisionnel, n’ont peut-être pas beaucoup de sympathie mécanique, ni une compréhension de ce qui se passe sous le capot. Ensuite, on leur dit : “Voici essentiellement un chèque en blanc”, car un demi-trillion de dollars équivaut effectivement à un chèque en blanc. Inscrivez le montant que vous jugez approprié pour construire cela. Ma question est donc la suivante : dans quelle mesure est-il réaliste d’espérer que cet argent puisse être utilisé de manière sensée et qu’il bénéficie réellement au public en termes de création d’emplois ?
Joannes Vermorel : À mon avis, les attentes doivent être extrêmement faibles à cet égard. Si vous regardez les statistiques de l’emploi aux États-Unis, elles montrent qu’ils jouissent d’un plein emploi, voire presque d’un plein emploi si l’on met de côté les personnes incarcérées. Ainsi, l’idée que l’on créera des emplois lorsque le plein emploi est atteint est étrange. On pourrait dire : “Oh, nous allons avoir des emplois bien meilleurs”, mais il faut se demander si c’est réellement une approche réaliste. Si quelqu’un travaille dans une pizzeria, il pourrait y avoir une demande pour un administrateur de bases de données, et cet emploi serait mieux rémunéré. Mais si la personne travaille toujours dans une pizzeria, faisant des pizzas, et non pas en tant qu’administrateur de bases de données beaucoup mieux payé, c’est probablement une question de compétence.
Pour moi, l’argument de la création d’emplois est totalement orthogonal, surtout dans des pays comme les États-Unis où les taux de chômage sont très bas. C’est un argument de valeur douteuse pour justifier des investissements. Si nous nous tournons vers l’Europe, où les taux de chômage sont plus élevés, la réalité est que la plupart de ces taux de chômage sont causés par des réglementations. Si ce qui empêche les gens d’avoir un emploi est une réglementation, la proposition qu’un investissement massif dans quelque chose va résoudre ce problème est incorrecte. Ces problèmes sont complètement indépendants. Tant que vous ne résolvez pas la réglementation qui empêche les gens d’avoir un emploi en premier lieu, ces personnes ne seront pas employées.
Pour le public qui n’est pas familier avec l’Europe, dans de nombreux pays comme la France, l’Espagne, l’Italie, il est presque impossible pour les entreprises de se séparer de leurs employés, de les licencier. En conséquence, toutes les entreprises doivent être extrêmement conservatrices lorsqu’il s’agit d’embaucher. Cela crée beaucoup de frictions et, dans une large mesure, le chômage peut s’expliquer par ce type de frictions. Les pays qui ne connaissent pas ce type de friction, comme la Suisse, affichent un taux de chômage bien inférieur. Pour moi, l’argument est que lorsqu’il y a un investissement, l’idée que cela va créer des emplois est une proposition très faible, surtout lorsqu’il s’agit d’argent public finançant ces emplois. Cela signifie que vous prenez de l’argent aux gens ordinaires d’une part pour le donner à d’autres personnes d’autre part. Lorsqu’il s’agit d’un investissement privé, il crée des opportunités. Mais si nous parlons de fonds publics, c’est l’argent prélevé aux contribuables qui, au final, est redistribué à d’autres personnes.
Conor Doherty : Si je peux intervenir sur ce point, quelque chose d’amusant s’est produit pendant que j’en parlais. Cela s’inscrit dans la prolongation de ce point parce que je voulais être précis avec l’information. Je voulais consulter quelque chose qu’Anthony Miller avait dit sur LinkedIn. Anthony Miller, un ami de la chaîne, tient un blog fantastique. Je recommande vivement aux gens de le consulter sur Wiser LogTech. J’ai ouvert LinkedIn pour obtenir cette information exacte, et en haut de mon fil d’actualité se trouvait en fait Anthony Miller postant à propos de cette même chose. Un post récent, mais celui auquel je voulais attirer l’attention était lorsqu’il a dit il y a quelques jours, afin d’avoir votre perspective à ce sujet. Il a fait un point très similaire selon lequel, en ce qui concerne particulièrement la France, cela s’applique largement aux États européens, mais certainement la France parce que nous sommes tous en France, lui y compris. Il a souligné que ce financement de 200 milliards, quelle que soit la façon dont il est réparti entre les États, ne conduira pas nécessairement à la création d’emplois en France. La raison particulière qu’il a évoquée était que la France, dans l’ensemble, du point de vue des startups, est sur-réglementée et peut-être un peu inhospitalière à l’environnement des startups. Je suis curieux, partagez-vous ce niveau de scepticisme ?
Joannes Vermorel : Oui, je le partage. Si vous regardez qui est au chômage en France, la réponse n’est pas les personnes qui ont des compétences en informatique ou en sciences informatiques. Ces personnes sont toutes employées. Si nous regardons les personnes qui possèdent des compétences valorisées sur le marché, en particulier en ce qui concerne les domaines liés à l’IA ou adjacents à l’IA, nous avons un taux d’emploi de 100 %. En France, qui sont les personnes les plus chômeuses ? La réponse est essentiellement les jeunes avec un faible niveau d’éducation. Nous avons environ 20 % de chômage chez les personnes de moins de 25 ans. La France affiche actuellement un chômage global de 7 % selon Google. Mais si l’on regarde les personnes de moins de 25 ans, cela tourne autour de 20 %. Il faut prendre en compte qu’en France, nous avons 200 000 personnes qui étudient la sociologie à tout moment.
La France produit un grand nombre de personnes qui ne sont qualifiées pour rien du tout. L’IA va-t-elle résoudre ce problème ? Je ne pense pas. Si nous examinons les raisons pour lesquelles ces personnes sont au chômage, la réponse est qu’elles ont passé cinq ans à étudier la sociologie, ce qui ne leur apporte aucune compétence pouvant être utilisée de manière réaliste dans une entreprise à quelque fin que ce soit. Le fait que la France investisse soudainement dans l’IA ne va pas résoudre ce problème. Vous n’étiez pas employé auparavant parce que vos compétences n’avaient aucune valeur sur le marché. L’IA ne change pas fondamentalement cela.
Si nous parlons de création d’emplois, ce que les gens ont en tête, c’est que cela va créer des emplois pour ceux qui n’ont pas de travail. La réalité est que les personnes possédant de bonnes compétences en France sont employées à près de 100 %.
Conor Doherty : Pour être clair, dans de nombreux cas, toute personne possédant ces compétences en Europe, en particulier en France, si elle maîtrise suffisamment l’anglais, est souvent recrutée par des startups en Amérique. Il y a un effet de fuite des cerveaux.
Joannes Vermorel : Si nous évoquons la création d’emplois, il s’agit de l’idée que si vous créez un emploi pour quelqu’un qui a déjà un emploi, vous faites simplement un échange latéral. La question serait : allons-nous résoudre la situation des personnes au chômage ? Ma réponse est qu’il y a des tonnes de personnes en Europe qui sont au chômage, mais ces raisons n’ont rien à voir avec l’IA et ce que l’IA peut apporter à l’Europe, aux États-Unis, ou au monde. Même si l’IA connaît un grand succès, cela ne changera rien pour les personnes qui n’ont pas d’emploi pour la même raison que celles aux États-Unis qui, après avoir été condamnées, incarcérées à plusieurs reprises et peinant énormément à trouver un emploi. Même si le pays est immensément prospère, le sort de ces personnes ne sera pas fondamentalement différent simplement parce que nous disposons d’une IA incroyablement performante accomplissant de nombreuses tâches utiles pour les entreprises.
Conor Doherty : Je ne veux pas vous mettre des mots dans la bouche, mais pour résumer cette position, êtes-vous effectivement d’avis que, du point de vue du contribuable moyen en Europe, cela n’apporte aucune valeur ajoutée ?
Joannes Vermorel : Cela n’apporte aucune valeur ajoutée en Europe. Je ne pense pas que ce soit le cas non plus aux États-Unis. Si nous regardons plus spécifiquement les supply chains, je pense que les directeurs supply chain ne considèrent pas ces programmes comme le lieu où l’innovation se produira. Ce serait tout simplement un gaspillage gigantesque de ressources. Ces consortiums seront dilapidateurs, bureaucratiques, et ils ne mèneront pas la prochaine génération d’IA.
Ces consortiums peuvent causer encore plus de dégâts que de simplement dilapider des euros ou des dollars de taxes. Ils constituent également une distraction gigantesque qui peut fausser la perception des cadres d’entreprises ordinaires, les amenant à croire que c’est là que l’innovation aura lieu, que la valeur sera créée. Mon point de vue, et je serais prêt à parier de l’argent là-dessus, est que ce ne sera pas l’endroit où l’innovation se produira. L’innovation continuera d’avoir lieu, mais pas là.
Conor Doherty : Eh bien, c’est intéressant car souvent lorsque j’essaie de vous pousser à faire des prédictions sur ce qui va se passer, vous gardez les choses très secrètes. Vous avez été très ferme dans vos prévisions aujourd’hui.
Joannes Vermorel : Ouais, enfin, l’élément intéressant est que si vous voulez que je prédise où se fera l’innovation, je ne sais pas. Mais nous pouvons toujours éliminer quelques possibilités. La prochaine révolution de l’IA vient-elle de la Corée du Nord ? Peu probable, très peu probable. Va-t-elle venir des bureaucrates gouvernementaux ? Très peu probable, tout comme la Corée du Nord. Vous voyez, ce n’est pas parce que je ne peux pas faire une prévision précise que je ne peux pas écarter certaines choses qui sont extrêmement improbables quand on regarde l’histoire.
Conor Doherty : Donc, dans 12 mois, vous ne pensez pas que l’Europe aura construit quoi que ce soit, encore moins réalisé d’énormes progrès ?
Joannes Vermorel : Cela peut arriver, mais si c’est le cas, ce ne sera pas grâce à ces investissements. L’innovation peut être très erratique et peut survenir pratiquement n’importe où. Certains pays disposent d’une main-d’œuvre très qualifiée. Par exemple, la Suisse est un pôle de ce genre de talent. Les chances qu’une telle entreprise émerge en Suisse ne sont pas négligeables.
Conor Doherty : Des paradis fiscaux ?
Joannes Vermorel : Oui, mais pas seulement des paradis fiscaux. Par exemple, l’Université ETH est excellente. Il existe de nombreux endroits avec d’excellentes universités techniques. La France, oui, la France en compte plusieurs. Ainsi, mon opinion est que le principal candidat reste les États-Unis, simplement parce qu’ils ont le plus d’élan, les plus grandes communautés et le plus grand nombre d’experts. Mais même si les progrès continuent de venir des États-Unis, ma prévision est que cela n’aura rien à voir avec ces méga-investissements dirigés par les administrations fédérales. Le succès se produira très probablement aux États-Unis parce qu’ils dominent le domaine depuis plusieurs décennies. Mais ce succès sera-t-il la conséquence de ces méga-investissements impliquant leur gouvernement fédéral ? Je ne pense généralement pas.
Conor Doherty : Très bien, nous y voilà depuis presque une heure, donc je vais commencer à conclure. En guise de conclusion, que souhaiteriez-vous dire avant de terminer ?
Joannes Vermorel : Pour les directeurs supply chain ou les directeurs IT qui nous regardent, ne vous laissez pas distraire. Ces choses ne sont qu’une perte de temps et, malheureusement, un gaspillage de votre argent, mais vous ne pouvez rien y faire car ce sont vos impôts.
Conor Doherty : Nous ne prônons rien d’illégal.
Joannes Vermorel : Mais au moins, ce que vous pouvez faire, c’est vous assurer que cela ne constitue pas une distraction complète pour vous. Ma suggestion est de prêter attention à ce qui se passe, mais de ne pas vous laisser distraire par ces méga-investissements. Très probablement, rien n’en sortira. Restez attentif aux choses qui sont très spécifiques à votre domaine et qui semblent prendre de l’ampleur pour faire quelque chose de concret pour vos cas d’utilisation, au lieu de courir après la superintelligence ou autres.
Conor Doherty : Très bien, Joannes, je n’ai pas d’autres questions. Merci beaucoup pour votre temps. J’ai apprécié la conversation, et j’espère que d’autres l’ont autant appréciée. Merci de nous avoir regardés, et à la prochaine fois.