00:00:08 Introduction et parcours de Stephen Disney.
00:01:26 Vue d’ensemble de l’effet bullwhip dans les supply chains.
00:02:26 Quatre sources clés de l’effet bullwhip.
00:05:17 Ruptures de stock et leur influence sur l’effet bullwhip.
00:06:02 Pertinence de l’effet bullwhip aujourd’hui et moyens de le réduire.
00:08:00 Prévision et modèles probabilistes en gestion de la supply chain.
00:10:23 Cultiver plus d’options et exploiter les substitutions pour améliorer le taux de service.
00:12:13 Passer des prévisions ponctuelles aux prévisions probabilistes pour atténuer les problèmes de supply chain.
00:14:35 Application de la théorie du contrôle dans les algorithmes de réapprovisionnement de la supply chain.
00:15:38 Joannes partage ses réflexions sur l’analogie des contrôleurs de rétroaction en gestion de la supply chain.
00:16:00 Gradient stochastique et optimisation locale dans des jeux en haute dimension.
00:17:11 Différentes approches d’optimisation pour diverses industries et verticales.
00:19:07 Application des techniques d’optimisation dans des supply chains réelles.
00:20:54 Importance d’une prévision précise et de l’ingénierie de production.
00:23:20 Pertinence de l’effet bullwhip aujourd’hui et sa relation avec la pandémie de COVID.
00:25:01 Discussion sur la faisabilité de quantifier la variation dans les supply chains.
00:26:05 Discussion sur le contrôle financier dans les supply chains.
00:26:22 La recherche de Stephen sur les dual sourcing supply chains.
00:27:24 Les points de vue de Stephen sur les avantages des dual sourcing supply chains.
00:28:01 Comparaison des supply chains aux systèmes de contrôle et à la fréquence naturelle.

Résumé

Kieran Chandler interviewe Joannes Vermorel, fondateur de Lokad, et Stephen Disney, professeur de gestion des opérations, à propos de l’effet bullwhip dans les supply chains. Disney identifie quatre sources clés de cet effet et suggère que les entreprises peuvent le mitiger en utilisant des idées issues de l’ingénierie de contrôle, en partageant l’information et d’autres stratégies. Vermorel souligne l’importance des prévisions probabilistes et la maîtrise de l’optionnalité en supply chain management. Disney présente la théorie du contrôle, et ils discutent de conseils pratiques pour la mise en œuvre de ces techniques. Les deux experts estiment que l’effet bullwhip n’est pas inévitable. La recherche de Disney se concentre sur les dual sourcing supply chains, offrant une robustesse accrue face aux disruptions. Ils reconnaissent que la reprise de la supply chain après la pandémie de COVID-19 variera en fonction des lead times.

Résumé détaillé

Dans cette interview, Kieran Chandler anime une discussion avec Joannes Vermorel, fondateur de Lokad, et Stephen Disney, professeur de gestion des opérations à l’Université d’Exeter, à propos de l’effet bullwhip dans les supply chains. L’effet bullwhip est un phénomène où les fluctuations observées dans un système, tel qu’une supply chain, dépassent l’ampleur des fluctuations à l’entrée, généralement la demande.

Stephen Disney a passé 25 ans à étudier l’effet bullwhip, utilisant des techniques d’ingénierie, la simulation informatique et les mathématiques pour aider les entreprises à comprendre et à atténuer ce problème. Il décrit quatre sources clés de l’effet bullwhip, telles qu’identifiées dans un article de 1997 : 1) le traitement du signal de demande (interpréter, prévoir et générer des commandes de réapprovisionnement), 2) le batching (quantités de commande minimales ou économiques), 3) le rationnement et les jeux (surcommander en raison des ruptures de stock et annuler les commandes par la suite), et 4) les variations de prix (manipuler la demande pour les produits).

Joannes Vermorel convient que l’effet bullwhip est omniprésent mais note que les causes profondes et les manifestations peuvent différer selon les industries. Par exemple, dans l’industrie de la vente au détail de produits frais, les ruptures de stocks peuvent entraîner de grandes fluctuations de la demande en synchronisant les habitudes de consommation des clients.

Stephen estime que les conclusions de l’article de 1997 sont encore pertinentes aujourd’hui, en particulier pour les entreprises à forte intensité de capital situées en bas des supply chains, car la production ou la distribution peut être deux à cinq fois plus variable que la demande, et les stocks peuvent être cinq à dix fois plus variables. Il n’est pas d’accord avec l’affirmation de l’article selon laquelle l’effet bullwhip serait inévitable, arguant que les entreprises peuvent le mitiger en sélectionnant des méthodes de prévision appropriées, en les ajustant, en utilisant des idées issues de l’ingénierie de contrôle, en partageant l’information (par exemple, via les données EPOS ou le vendor-managed stocks) et d’autres stratégies.

Joannes Vermorel remet également en question l’idée que l’effet bullwhip soit inévitable, suggérant que les entreprises peuvent trouver des moyens d’atténuer son impact.

Vermorel a mis en évidence le passage des prévisions ponctuelles aux prévisions probabilistes comme une amélioration significative dans la gestion des incertitudes des supply chains. Il a soutenu que ce changement aide à atténuer les problèmes de stabilité numérique et permet une représentation plus précise de la demande et des lead times.

Vermorel a également souligné l’importance de maîtriser l’optionnalité dans la gestion de la supply chain. En envisageant diverses options pour substituer des composants ou choisir différentes méthodes de transport, les entreprises peuvent mieux s’adapter aux situations changeantes et minimiser les risques. Il a noté que la capacité à tirer parti de ces options s’est considérablement accrue ces dernières années, rendant de plus en plus possible d’optimiser la supply chain.

Stephen Disney a introduit le concept de théorie du contrôle dans la gestion de la supply chain, en établissant un parallèle avec l’expérience de réguler la température de l’eau dans une douche. Il a expliqué que de petits ajustements progressifs des décisions supply chain sont nécessaires pour éviter les oscillations entre l’offre et la demande. Ce concept s’applique à la gestion des stocks et aux algorithmes de réapprovisionnement dans les systèmes ERP, où les entreprises peuvent corriger lentement les niveaux de stocks et le travail en cours (WIP) afin de créer une supply chain plus fluide et plus stable.

Joannes Vermorel a approuvé l’analogie de Disney, notant que l’avènement du deep learning a constitué la redécouverte du gradient descent stochastique, qui consiste à effectuer de petits ajustements pour améliorer un système. Cette idée s’aligne avec l’analogie de la douche de Disney, dans laquelle de petits changements progressifs peuvent contribuer à optimiser la supply chain face aux incertitudes.

Ils ont discuté de l’optimization de la supply chain et de l’application de ces techniques dans des scénarios réels.

Vermorel aborde l’efficacité de l’optimization basée sur le gradient, en soulignant l’importance de prendre en compte les asymétries des moteurs économiques dans différentes industries. Il prend l’exemple de la production d’horlogerie de luxe, où certaines contraintes peuvent ne pas s’appliquer en raison des marges brutes élevées et de la recyclabilité des matériaux utilisés. Il insiste également sur la nécessité de comprendre que ce qui peut être considéré comme du gaspillage dans une industrie peut être raisonnable dans une autre.

Disney, quant à lui, aborde des conseils pratiques pour les entreprises souhaitant mettre en œuvre ces techniques. Il suggère de commencer par une cartographie du flux de valeur afin de comprendre le processus de production d’un produit et les besoins stratégiques de la supply chain. Les entreprises devraient déterminer si elles se concentrent sur la réduction des stocks ou si les coûts de capacité sont significatifs, car ces facteurs influenceront l’approche de l’optimization. Elles devraient également examiner les séries temporelles de la demande, des prévisions, des objectifs de production et des réalisations, ainsi que les niveaux de stocks, pour identifier les sources et les conséquences de la variabilité dans le système.

Disney recommande de se demander si les ajustements manuels des prévisions apportent une valeur ajoutée par rapport aux prévisions algorithmiques et d’évaluer si les algorithmes de prévision choisis sont correctement adaptés aux besoins de l’entreprise. Il souligne également l’importance de s’assurer que les algorithmes utilisant les prévisions sont configurés correctement dans les systèmes informatiques, les systèmes ERP ou les tableurs pour planifier la production et l’approvisionnement auprès des fournisseurs. Enfin, il insiste sur l’importance de l’ingénierie de production, telle que la fiabilité des machines et la qualité des produits.

En ce qui concerne la pertinence de l’effet coup de fouet aujourd’hui, Vermorel estime que la pandémie de COVID-19 n’était pas une manifestation directe de l’effet coup de fouet, mais plutôt un exemple d’événements à queues épaisses qui rappellent aux gestionnaires de la supply chain l’importance de prendre en compte des distributions statistiques non normales. Il émet l’hypothèse que les conséquences de la pandémie pourraient donner lieu à des problèmes semblables à l’effet coup de fouet, comme on l’a observé dans l’industrie électronique en Asie.

Vermorel explique qu’en examinant tous les futurs possibles et les décisions, les entreprises peuvent obtenir des réponses plus granulaires aux problèmes de la supply chain. Cette approche n’était pas techniquement réalisable il y a deux décennies, mais elle permet aux entreprises de contrôler plus efficacement les résultats financiers dans le présent. Les supply chains présentent souvent des coûts non linéaires, ce qui signifie que produire deux fois plus peut coûter cinq fois plus en raison des heures supplémentaires, d’une maintenance agressive et d’autres facteurs. Bien que ces problèmes ne puissent pas être entièrement éliminés, ils peuvent être gérés de manière plus efficiente d’un point de vue financier.

La recherche de Disney se concentre sur les supply chains à double approvisionnement, où les entreprises s’approvisionnent principalement en produits auprès de pays à faible coût avec de longs délais de livraison, tout en se complétant par une usine locale de moindre taille. L’usine locale peut répondre rapidement à la variabilité de la demande, en gardant les stocks sous un contrôle strict, tandis que la majorité de la demande est satisfaite par des produits à bas coût provenant d’usines lointaines. Cette approche présente plusieurs avantages, notamment une réduction de la distribution mondiale, le potentiel de rapatrier la production vers les pays occidentaux et une robustesse accrue de la supply chain contre les perturbations.

Selon Disney, les supply chains ont une fréquence naturelle, tout comme un pont qui vibre sous le vent. La supply chain oscille actuellement à sa fréquence naturelle en raison de l’impact de COVID-19, ce qui fera périodiquement monter et descendre la demande. Les supply chains mondiales avec de longs délais de livraison mettront plus de temps à se redresser, tandis que les supply chains à délais de livraison plus courts rebondiront plus rapidement.

Transcription complète

Kieran Chandler: Aujourd’hui sur Lokad TV, nous avons le plaisir d’accueillir Stephen Disney, professeur d’opérations à l’Université d’Exeter, qui va nous expliquer pourquoi cet effet peut se produire et quel impact il peut avoir sur les professionnels de la supply chain. Alors Stephen, merci beaucoup de nous rejoindre en direct depuis Exeter aujourd’hui. Comme toujours, nous aimons en apprendre un peu plus sur nos invités. Pourriez-vous peut-être commencer par nous parler un peu de vous ?

Stephen Disney: Oui, je m’appelle Stephen Disney. Je suis professeur de gestion des opérations à l’Université d’Exeter ici au Royaume-Uni. Je m’intéresse en fait à la dynamique de la supply chain dans le cadre de mes recherches. J’ai ainsi passé environ les 25 dernières années à étudier l’effet coup de fouet. Il s’agit d’un effet dynamique dans les supply chains, et j’ai appliqué des techniques d’ingénierie, des techniques de simulation informatique et des techniques mathématiques à ces problèmes tout en travaillant au sein d’une école de commerce et en aidant également des entreprises. Je trouve cela fascinant, et merci de m’avoir permis d’en parler aujourd’hui.

Kieran Chandler: Bien sûr, pas de problème. L’idée de l’effet coup de fouet est ce que nous allons examiner un peu plus en détail aujourd’hui. Pourriez-vous peut-être commencer par nous donner un bref aperçu ?

Joannes Vermorel: Donc, ma compréhension de l’effet coup de fouet est qu’il s’agit fondamentalement d’un phénomène dans lequel la fluctuation que l’on observe dans un système, et ici nous considérons la supply chain comme un système, dépasse l’ampleur de la fluctuation qui alimente l’entrée du système, généralement la demande. Ce serait donc ce type de phénomène. Et d’ailleurs, s’il existe quelque chose qui peut amplifier la fluctuation des entrées, il existe aussi des éléments capables de l’atténuer. Et ce qui peut amplifier ou atténuer, ce sont typiquement des choses comme des tampons de stocks, par exemple.

Kieran Chandler: D’accord, donc Stephen, quels sont ce genre de facteurs qui peuvent influencer ce que l’on appelle l’effet coup de fouet ? Quels sont-ils ?

Stephen Disney: Eh bien, l’article de Hau Lee en 1997 a identifié quatre sources clés de l’effet coup de fouet. L’une d’elles est ce que l’on appelle le traitement du signal de demande, qui concerne la manière dont nous interprétons la demande, la prévoyons, puis générons des commandes de réapprovisionnement. Il y a donc un algorithme de prévision et de réapprovisionnement. La suivante concerne le batching, où nous pouvons produire dans une quantité minimale de commande ou une taille de lot économique, ce qui introduit de la variabilité. Un autre effet est le rationnement et le gaming ; vous pouvez vous retrouver en rupture de produits ou votre fournisseur peut être en rupture, ce qui vous pousse à surcommander afin d’obtenir les produits dont vous avez réellement besoin, pour finalement annuler vos commandes lorsque ces produits arrivent. Le dernier concerne les variations de prix. Les entreprises aiment manipuler la demande pour leurs produits, ce qui peut cannibaliser la demande future. L’offre deux pour un au supermarché en est un exemple classique. J’achète deux fois plus de papier toilette lorsqu’il est à moitié prix parce qu’il ne se périme pas et que j’ai suffisamment d’espace de stockage chez moi. Cependant, une tarification quotidienne basse peut contribuer à résoudre ce problème.

Kieran Chandler: Des techniques de gestion des revenus également ?

Joannes Vermorel: Oui, la cause fondamentale, celle qui découle de la structure du système et des délais, est le système de prévision et de réapprovisionnement, les délais dans le traitement du signal de demande étant en cause.

Kieran Chandler: Et Stephen y a mentionné que le signal de demande, qui se manifeste en quelque sorte par la prévision, semble être celui à qui l’on prête le plus d’attention parmi ces quatre facteurs. Pensez-vous que c’est juste ? Pensez-vous que c’est la bonne façon de procéder ?

Joannes Vermorel: Je pense que cela dépend des secteurs. Mon observation personnelle est qu’il existe de nombreux secteurs où ce qui prédomine, et pourtant vous avez ce type d’effet de magnification de la variation, ou l’effet fouet, mais les causes profondes sont complètement différentes et extrêmement simples. Par exemple, dans la vente au détail de produits frais, ce qui intervient réellement, ce sont les ruptures de stock. Car ce qui se passe lorsqu’on a une rupture de stock, c’est que l’on tend à synchroniser les modes de consommation de vos clients. Ainsi, ce que nous avons observé avec de nombreuses enseignes de distribution alimentaire, c’est que l’on peut constater de grandes fluctuations de la demande, et c’est simplement parce que vous avez une population de clients qui, en cas de rupture de stock, retardent légèrement leur consommation. Vous vous retrouvez donc avec un effet d’exacerbation qui synchronise les modes de consommation uniquement en raison des ruptures de stock. Les ruptures de stock elles-mêmes peuvent en réalité provoquer une grande partie de ces fluctuations importantes en synchronisant les clients. Mais en définitive, je crois que ce genre d’effets est bel et bien omniprésent, mais leur manifestation dépend vraiment des industries que vous examinez. L’article original se concentrait largement sur les FMCG, et ce que je dis, c’est que cela tend à se produire de manières tout à fait différentes si vous regardez des entreprises qui ne sont pas des entreprises FMCG.

Kieran Chandler: D’accord, Stephen, parlons des conclusions principales de cet article. Il a été publié il y a plus de 20 ans, alors quelles en étaient les principales conclusions, et diriez-vous qu’elles sont toujours pertinentes aujourd’hui ?

Stephen Disney: Je pense que les conclusions sont très pertinentes aujourd’hui. Elles disaient principalement que l’effet fouet était inévitable, notamment en raison du traitement du signal de demande. Une demande positive faiblement corrélée générera toujours un effet fouet. Et ce que je constate dans les entreprises, c’est qu’au niveau d’un produit individuel, la production ou la distribution sera deux fois plus variable que la demande, parfois jusqu’à cinq fois plus variable que la demande. Et cela a également une conséquence sur les stocks, qui peuvent être cinq à dix fois plus variables que la demande. Je vois donc de nombreuses entreprises souffrir de cet effet, et pour les entreprises à forte intensité de capital situées en bas des supply chain, c’est une grande inefficacité. La conclusion principale est très pertinente, surtout à l’ère des supply chains globales, et nous sommes devenus plus globalisés au fil du temps avec des délais de livraison plus longs. Là où je ne suis pas d’accord, c’est avec l’aspect « inévitable ». Il y a des choses que nous pouvons faire ; nous pouvons sélectionner des méthodes de prévision plus appropriées.

Kieran Chandler: Nous pouvons ajuster les méthodes de prévision de manière appropriée, et nous pouvons également prendre des décisions de réapprovisionnement en utilisant des idées et des théories issues de l’ingénierie de contrôle pour aider à lisser et éliminer l’effet fouet. Nous pouvons utiliser l’information, les données EPOS dans les supply chains de détail qui peuvent nous aider. Nous pouvons aussi utiliser des techniques telles que le vendor managed inventory, où votre fournisseur a accès à vos informations sur les stocks et peut s’en servir dans ses décisions. Toutes ces mesures peuvent contribuer à atténuer l’effet fouet, et dans certains cas, nous pouvons l’éliminer complètement. Joannes, qu’en pensez-vous ? Seriez-vous d’accord avec l’idée qu’elle n’est pas définitive et qu’il existe des moyens d’amortir l’impact ?

Joannes Vermorel: Mon point de vue est que, lorsqu’on aborde l’angle de la prévision, cette perspective, qui date de la fin du 20e siècle, est fermement ancrée dans la prévision ponctuelle. C’est une prévision qui repose essentiellement sur des séries temporelles avec un point de données par an, par jour, par semaine ou par mois, et que vous faites évoluer avec une approche des séries temporelles et de la gestion des stocks en tête. Ce que Lokad a fait depuis plus d’une décennie, c’est de passer à une prévision probabiliste pour tous les domaines comportant une incertitude, tels que la demande et les délais. Ce genre de malédiction que vous aviez avec les prévisions ponctuelles, où soit vous avez une prévision qui accuse toujours un retard, soit vous avez quelque chose de plus réactif mais qui finit par entraîner des variations beaucoup plus importantes, ce sont des problèmes de stabilité numérique qui dépendent étroitement du fait que nous parlions de prévisions ponctuelles en premier lieu. Lorsque nous passons dans le domaine des prévisions probabilistes, la plupart de ces problèmes disparaissent littéralement complètement. Cela constituerait la première partie de ma réponse.

La deuxième partie réside dans ma façon habituelle d’aborder la supply chain, que je résume par la maîtrise de l’optionalité, et qu’il faut cultiver davantage d’options. Je pense que la vision consistant à voir la demande comme un tout monolithique et les délais comme une entité unique est, dans une certaine mesure, un peu dépassée. D’abord, il existe une grande capacité de substitution. Parfois, vous pouvez même concevoir le fait d’exploiter cette substitution pour fournir un meilleur service. Il peut y avoir des composants partagés entre les produits que vous desservez, de sorte que vous n’êtes pas forcément obligé de suivre l’archétype, par exemple, de l’industrie pharmaceutique où vous

Kieran Chandler: Joannes, que pensez-vous de l’idée de garder des options ouvertes en termes de transport et d’emballage pour atténuer les problèmes potentiels de supply chain ?

Joannes Vermorel: Vous devez disposer du produit actif brut, mais ensuite vous pouvez avoir 150 options d’emballage différentes réalisées à la dernière minute pour garder vos options ouvertes. De nos jours, il existe de nombreuses options de transport disponibles, comme l’air, la mer, le rail et la route. Ce n’est pas qu’une option soit gravée dans le marbre ; c’est un éventail de possibilités pouvant être plus ou moins coûteuses. Selon la situation, vous pouvez décider d’expédier précocement par avion à un coût bien supérieur, simplement parce que cela va considérablement réduire vos délais et atténuer une rupture de stock imminente. Mais vous n’allez pas faire cela pour toute votre production, seulement pour une partie. Ainsi, bien que je sois d’accord avec la conclusion de Stephen selon laquelle les problèmes de supply chain ne sont pas inévitables, je dirais que le nombre de façons de les atténuer et de les rendre plus rentables pour votre supply chain a considérablement augmenté au cours des deux dernières décennies.

Kieran Chandler: Stephen, vous avez mentionné cette idée d’utiliser la théorie du contrôle, que je considère davantage comme une technique d’ingénierie. Comment cela peut-il être appliqué dans ce genre de scénario ?

Stephen Disney: J’ai une analogie que j’aime utiliser – elle concerne la prise d’une douche. Dans une supply chain, nous prenons une décision, et après un certain temps, nous recevons des produits soit de notre système de production, soit de notre fournisseur. Il y a un délai entre la cause, la décision, et la conséquence, à savoir l’arrivée des produits. Maintenant, imaginez que nous avons une de ces vieilles douches avec des robinets d’eau chaude et d’eau froide séparés. Pour réguler la température, j’ouvrirais le robinet d’eau chaude à fond, j’attendrais que l’eau chaude arrive dans la douche et me tombe sur la tête, puis j’utiliserais le robinet d’eau froide pour ajuster la température. Si j’ouvre le robinet d’eau froide trop rapidement, il fera trop froid, et si je le referme trop rapidement, il fera trop chaud. Nous savons que, sous la douche, il faut ouvrir le robinet lentement et attendre que l’eau circule dans le tuyau pour atteindre la température souhaitée.

Le même principe s’applique à une supply chain. Si la demande augmente, peut-être parce que nous avons pénétré de nouveaux marchés ou que nos produits sont devenus plus attractifs, nous ne voulons pas suivre immédiatement toute l’augmentation, car cela créerait des oscillations dans l’offre et la demande. En réalité, nous voulons réagir lentement aux changements de la demande. Si nous agissons ainsi et que la demande est de courte durée, elle pourrait chuter, et nous ne la suivrons pas entièrement vers le haut ou vers le bas.

Kieran Chandler: Alors, Joannes, vous avez mentionné cet algorithme de réapprovisionnement qui aide à lisser la variabilité de la production. Pouvez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet ?

Joannes Vermorel: Oui, absolument. Nous obtenons un joli schéma régulier avec des ordres de production ou des ordres de réapprovisionnement qui s’insèrent entre les pics et les creux de la demande, et c’est précisément dans les algorithmes de réapprovisionnement que l’on procède ainsi. La prévision est utilisée dans l’algorithme de réapprovisionnement de votre système ERP, et typiquement, pour un produit à fort volume, il s’agira d’une variante de ce que l’on appelle la “water up to policy”, qui comporte deux boucles de rétroaction, l’une pour les stocks et l’autre pour le travail en cours. Ainsi, nous disposons d’un stock cible, qui est notre safety stock, et nos stocks réels peuvent être inférieurs ou supérieurs à cette cible. Plutôt que d’essayer de tout corriger en une seule décision, nous souhaitons corriger progressivement la situation afin de lisser la variabilité imposée à la production. Il en va de même pour le travail en cours. Si nous avons un long délai de livraison, il y aura une quantité cible de produits dans des bateaux ou conteneurs qui nous sont expédiés, et nous devons en tenir compte de la même manière que pour les stocks. Mais il s’agit d’un petit ajustement dans un algorithme qui peut avoir un grand impact sur la dynamique des supply chains.

Kieran Chandler: Stephen, que pensez-vous de ce genre d’analogie ? Il semble assez évident de suivre cette idée d’un contrôleur en boucle. On dirait que cela fonctionne en apparence.

Stephen Disney: Eh bien, Kieran, je veux dire, d’un point de vue moderne, l’une des percées majeures du deep learning a en réalité été une redécouverte de la puissance de la descente de gradient stochastique, qui est exactement cela. Vous poussez un système petit à petit, touche par touche, dans la direction où vous apprenez. C’est de cela qu’il s’agit avec la descente de gradient stochastique, donc l’analogie avec la douche n’est qu’une série de petits ajustements — chaud et froid — jusqu’à convergence. C’est très intéressant, car il y a deux décennies, les gens étaient en fait très sceptiques quant à ce qui est maintenant connu sous le nom d’optimisation locale. Essentiellement, vous suivez simplement le gradient et vous obtiendrez une sortie hautement optimisée, et les gens pensaient : « Oh, si vous faites cela, vous allez rester coincé dans une sorte de minimum local et donc cela ne fonctionnera pas. » La réalité est que, lorsque vous évoluez dans des environnements très dimensionnels, les minima locaux ne posent pas problème, c’est la vitesse de convergence, et pousser le système avec de petits mouvements, comme le fait la descente de gradient stochastique, fonctionne très, très bien. Ce serait donc une partie de ma réflexion. Ensuite, il y a une autre chose : quand nous parlons de ce que nous essayons d’optimiser, encore une fois, je dirais que cela dépend beaucoup des verticals que vous examinez, car, par exemple, considérons le hard luxury. Disons que vous êtes un maître horloger et que vous produisez des montres très coûteuses, et imaginons que l’extrême serait les montres pour femmes. Ce que vous avez, c’est essentiellement une pièce de joaillerie fabriquée à partir de métaux précieux, 100 % recyclables. Vous pouvez recycler 100 % de la valeur. Vous avez des métaux précieux, des pierres précieuses, et ensuite vous avez un mouvement qui est en quelque sorte standardisé. Alors, quelles sont vos contraintes ? Je veux dire, littéralement, si vous n’avez rien à présenter en magasin, les gens n’achètent pas, donc vous l’avez.

Kieran Chandler: Il s’agit de votre intérêt à produire vraiment beaucoup, et comme c’est un marché, le hard luxury est fortement tiré par la nouveauté, donc il faut produire en grande quantité. Et que se passe-t-il si vous ne produisez pas ?

Joannes Vermorel: Eh bien, ce que vous ne produisez pas, vous ramenez simplement les montres coûteuses en magasin, vous démontez toutes les pierres précieuses, vous recyclez le métal, et vous intégrez les mouvements dans de nouvelles montres, puis vous les renvoyez. Ensuite, vous vous rendez compte que peut-être l’assemblage ne représente qu’environ cinq pour cent du coût d’une montre et que la marge brute est de 80 %. Vous voyez donc que, dans ce genre de situation, de très fortes asymétries sont en jeu. Évidemment, cela varie. Ce n’est pas la même chose pour un FMCG fortement sous pression qui fonctionne avec des marges extrêmement serrées. Mon point de vue est que l’optimisation basée sur le gradient fonctionne vraiment, mais qu’il faut ensuite réfléchir en termes d’asymétrie des leviers économiques pour déterminer quelles sont les zones qui représentent le compromis optimal en termes d’équilibre. Et d’un secteur à l’autre, ce qui serait considéré comme extrêmement gaspilleur dans une industrie pourrait en réalité être jugé comme très raisonnable dans une autre.

Kieran Chandler: D’accord, Stephen, parlons un peu peut-être de l’application de ces techniques dans le monde réel. Je pense que l’un des points forts de l’article était de mettre en lumière certains de ces problèmes, mais il n’était pas très prescriptif quant à la manière de les traiter. Alors, quel type de conseil donnez-vous aux entreprises avec lesquelles vous travaillez peut-être ?

Stephen Disney: En m’appuyant sur les idées de Joannes, je pense que la première étape consiste à comprendre les besoins de votre supply chain. Ainsi, le value stream mapping est une première étape importante. Vous devez comprendre le processus utilisé pour produire un produit. Vous devez identifier quels sont les besoins stratégiques de ce processus. S’agit-il d’une supply chain où vous vous concentrez uniquement sur la réduction des stocks, ou bien les coûts de capacité sont-ils significatifs ? Si vous vous concentrez uniquement sur les stocks et que l’effet fouet n’a aucune conséquence, alors focalisez-vous sur la minimisation de vos coûts de stocks, et cela va très bien. Dans les industries à forte intensité de capital, il s’agit probablement de trouver un équilibre entre les coûts de stocks des produits finis et des matières premières et l’utilisation efficiente de vos installations de production ainsi que le capital qui y est immobilisé. Ainsi, en comprenant votre supply chain, en la cartographiant – j’aime utiliser des value stream maps pour cela – puis en superposant à cela les séries temporelles de la demande, celles des prévisions, celles des objectifs de production et des réalisations de production, ainsi que les séries temporelles des niveaux de stocks, des produits finis et des matières premières. Et ensuite, en revenant à votre fournisseur, à quoi ressemblent les prévisions, les appels de commande que vous lui adressez ? Correspondent-ils à ses livraisons, et êtes-vous en mesure de fournir à votre fournisseur des indications fiables sur ce qui sera nécessaire ? Cela vous donnera une compréhension de l’origine de la variabilité dans le système et des conséquences de cette variabilité, car ce n’est pas toujours négatif. Ainsi, une fois que vous avez compris les besoins stratégiques de votre supply chain, vous pouvez commencer à réfléchir à la manière dont vous effectuez vos prévisions. Souvent, les entreprises ajustent manuellement leurs prévisions, et nous devons nous interroger sur la valeur ajoutée de cette démarche par rapport à une prévision algorithmique.

Kieran Chandler: Utilisez-vous les bons algorithmes de prévision ? Sont-ils réglés correctement pour les besoins de votre entreprise ? Une supply chain axée sur les stocks aura un besoin de prévision différent de celui d’une entreprise de prévisions à forte intensité de capital. Nous devons nous rappeler que nous ne créons pas des prévisions pour montrer aux gens à quel point nous pouvons prédire l’avenir, mais pour prendre une décision commerciale quant à la quantité à commander auprès de nos fournisseurs et la quantité à produire. Alors, les algorithmes qui utilisent ces prévisions, sont-ils configurés au bon endroit ? Disposent-ils de contrôleurs de rétroaction proportionnels, les vitesses des robinets ? Sont-ils mis en place correctement ?

Stephen Disney: Ce travail peut être effectué dans votre système informatique, votre ERP ou vos tableurs que vous utilisez pour planifier la production et sourcer auprès de vos fournisseurs. Et puis, il y a le bon vieux travail d’ingénierie à réaliser. Le système de production est-il capable de produire selon le plan souhaité ? Vos machines sont-elles fiables ? Atteignez-vous les objectifs de production, ou produisez-vous parfois en excès ou en insuffisance ? Produisez-vous des produits de bonne qualité ? C’est un mélange de prévision, d’informatique, d’ingénierie de contrôle et de bonne vieille ingénierie de production pour amener l’effet bullwhip à un niveau approprié pour votre supply chain.

Kieran Chandler: Brillant. Et Joannes, à quel point diriez-vous que l’effet bullwhip est pertinent aujourd’hui ? Diriez-vous que la COVID a été un très bon exemple de l’effet bullwhip en action ?

Joannes Vermorel: Je veux dire, la COVID a été une perturbation à très grande échelle pour tout le monde. Je ne pense pas que cela ait été exactement une manifestation de l’effet bullwhip. Je dirais que s’il y a une chose qui a caractérisé la COVID, c’était une sorte d’événement à queue épaisse. Cela nous rappelait que les distributions dans les supply chains, et par distributions, j’entends les distributions statistiques, ne sont pas normales ; elles sont à queue épaisse. Ainsi, vous avez ces événements extrêmes qui ne sont pas aussi improbables qu’ils le paraissent lorsqu’on examine les distributions normales.

Je soupçonne qu’en raison de l’irrégularité des délais, toutes sortes de problèmes vont survenir à la suite de cette pandémie et prendre la forme d’effets bullwhip. Dans une certaine mesure, je pense que c’est ce que nous voyons actuellement en Asie pour l’électronique. Mais je ne crois pas que cela devienne dominant. De nos jours, ce qui est très intéressant, c’est que si vous adoptez une approche où vous examinez tous les futurs possibles puis toutes les décisions possibles et les croisez, vous pouvez obtenir une réponse très granulaire qui n’était pas techniquement envisageable il y a deux décennies. Vous pouvez réellement quantifier jusqu’où vous êtes prêt à aller dans le fait d’avoir des variations dans votre système qui dépassent la variation de la demande, car, habituellement, dans les supply chains, les choses ont des coûts non linéaires.

Kieran Chandler: Si vous voulez produire deux fois plus pendant la même période, cela ne coûtera peut-être pas deux fois plus ; cela pourrait coûter cinq fois plus, tout simplement parce que les employés doivent faire des heures supplémentaires, les machines devront fonctionner à un niveau nécessitant une maintenance agressive, etc. La question est de savoir si vous pouvez éliminer ces problèmes ou du moins les maîtriser d’un point de vue financier, où vous avez beaucoup plus de contrôle sur le résultat financier de votre entreprise ?

Joannes Vermorel: De nos jours, je ne pense pas que vous puissiez éliminer ces problèmes, mais vous pouvez en grande partie les maîtriser d’un point de vue financier, vous donnant ainsi beaucoup plus de contrôle sur le résultat financier de votre entreprise.

Kieran Chandler: Stephen, nous te laissons la dernière parole. Je sais que tu fais beaucoup de recherches dans le domaine des techniques statistiques et leur application à la gestion des opérations. Que recherches-tu actuellement, et que penses-tu qui suscitera de l’intérêt dans les années à venir ?

Stephen Disney: J’ai passé beaucoup de temps récemment à étudier les dual sourcing supply chains. Ce sont des supply chains où nous nous approvisionnons majoritairement en produits d’un pays à bas coût, qui peut être éloigné, mais nous complétons cela avec une petite usine locale. La petite usine locale aura un délai plus court et pourrait être plus onéreuse par unité produite localement, mais comme nous pouvons satisfaire la majeure partie de la demande grâce à la supply chain à long délai et à bas coût, le coût unitaire moyen est assez faible. La petite usine peut ajuster très rapidement son volume pour accommoder la variabilité de la demande, de sorte que nous pouvons garder nos stocks sous un contrôle très strict avec la petite usine tout en satisfaisant la majeure partie de la demande avec les produits à bas coût provenant de l’usine éloignée.

Examiner comment nous exploitons ces idées est intéressant. Je pense que c’est positif d’un point de vue environnemental, car la distribution nette des produits à travers le monde va diminuer. C’est une manière intéressante de ramener la fabrication dans les pays occidentaux coûteux et, espérons-le, cela rendra nos supply chains plus robustes face aux perturbations.

En se basant sur la dernière question, pour moi, la supply chain est un système avec une fréquence naturelle, tout comme un pont vibrera dans le vent à une certaine fréquence. La supply chain a une fréquence naturelle, et nous venons de lui donner un grand coup de COVID. La supply chain va osciller à sa fréquence naturelle pendant quelques années avant que cette oscillation ne s’estompe. Nous verrons la demande augmenter, puis chuter, puis repartir à la hausse. Les supply chains globales avec de longs délais mettront plus de temps à se dissiper, tandis que les supply chains à court délai se rétabliront beaucoup plus rapidement.

Kieran Chandler: Brillant. Eh bien, merci à vous deux pour votre temps. C’est tout pour cette semaine. Merci beaucoup de nous avoir suivis, et nous vous retrouvons dans le prochain épisode. Merci de regarder.