00:50 Introduction
02:22 Livre de Claude Bernard
11:19 L’histoire jusqu’à présent
13:39 Expériences supply chain ?
19:21 Méthodes expérimentales : contre les études de cas
20:50 Sur les grands noms
28:14 Sur les tabous
35:05 Sur les perspectives d’emploi
37:51 Sur la pseudo-neutralité
42:59 Sur les fournisseurs
45:57 Méthodes expérimentales : pro personae
46:54 Fiction vs Réalité
52:19 Concevoir une persona de supply chain
55:26 Critères de rejet
01:02:33 Problème vs Solution, 1/3
01:08:53 Problème vs Solution, 2/3
01:11:41 Problème vs Solution, 3/3
01:16:13 Personae à venir
01:17:06 Conclusion
01:18:29 Conférence à venir et questions du public
Description
Une persona de supply chain est une entreprise fictive. Pourtant, bien que l’entreprise soit fictive, cette fiction est conçue pour mettre en lumière ce qui mérite une attention particulière d’un point de vue supply chain. Toutefois, la persona n’est pas idéalisée dans le sens de simplifier les défis de supply chain. Au contraire, l’intention est de mettre en évidence les aspects les plus difficiles de la situation, ceux qui résisteront le plus obstinément à toute tentative de modélisation quantitative et à toute tentative de pilotage d’une initiative visant à améliorer la supply chain.
Dans la supply chain, les études de cas - lorsque une ou plusieurs parties sont nommées - souffrent de graves conflits d’intérêts. Les entreprises, ainsi que leurs fournisseurs (logiciel, conseil), ont un intérêt personnel à présenter les résultats sous un jour positif. De plus, les supply chains réelles souffrent généralement ou bénéficient de conditions fortuites qui n’ont aucun lien avec la qualité de leur exécution. Les personae de supply chain sont la réponse méthodologique à ces problèmes.
Transcription intégrale
Bonjour à tous, bienvenue dans cette série de conférences supply chain. Je suis Joannes Vermorel, et aujourd’hui je vais présenter “Supply Chain Personae”. Pour ceux d’entre vous qui assistent à la conférence en direct, vous pouvez poser des questions à tout moment via le chat de YouTube. Toutefois, je ne lirai pas les questions pendant la conférence ; je reviendrai sur le chat à la toute fin des conférences pour répondre, dans la mesure du possible, à toutes les questions qui auront été posées.
Le sujet d’aujourd’hui est de savoir si nous pouvons élever l’étude des supply chains au rang de science. On pourrait objecter que les supply chains sont avant tout un commerce et une pratique. Absolument, mais la question est la suivante : pouvons-nous apporter une amélioration à la gestion de la supply chain et, le cas échéant, pouvons-nous le faire de manière systématique, fiable et quelque peu contrôlée ? Je pense que ce n’est envisageable que par le biais de quelque chose qui s’apparente à la méthode scientifique appliquée aux connaissances dont nous disposons.
Pour apporter des améliorations, nous avons besoin de connaissances, et il nous faut des connaissances de haute qualité. Qu’entends-je par haute qualité ? Ce sont des connaissances qui peuvent se caractériser par ce qui caractérise généralement la connaissance scientifique de nos jours. Si la seule chose que nous possédons est l’intuition, cela limite sévèrement ce que nous pouvons espérer apporter aux supply chains de manière systématique. La méthode scientifique est véritablement d’un grand intérêt, et pouvoir élever l’étude des supply chains au rang de science revêt une importance cruciale. Mais cela soulève la question : qu’est-ce que la science, et qu’est-ce que la méthode scientifique ?
Je crois qu’il existe un livre, “An Introduction to the Study of Experimental Medicine”, publié par Claude Bernard en 1865, qui constitue une véritable référence dans l’histoire de la science. Claude Bernard, un chercheur très renommé à l’époque, est encore considéré de nos jours comme l’un des pères fondateurs, voire le père, de la médecine moderne par beaucoup de personnes. En raison d’une maladie, il s’est retiré, et il a réfléchi à une quête de connaissance qui a duré toute sa vie. Il a commencé à mettre par écrit ses idées sur la manière dont il avait géré et sur les types de méthodes qu’il avait utilisés au cours de sa carrière pour faire toutes les découvertes qu’il avait réalisées.
C’est un livre absolument fascinant. Il se lit comme un roman, ce qui est très surprenant. Il est complètement différent des “Principia Mathematica” de Newton, qui est presque insupportable. Ce livre est très accessible à la lecture, du moins en français. Je ne sais pas pour la version anglaise, mais je suspecte que de bonnes traductions existent. Avec beaucoup de clarté et de simplicité, Claude Bernard explique et donne de nombreux indices sur la science et la méthode scientifique. C’est quelque chose de profondément éclairant pour les supply chains.
Soit dit en passant, malgré le titre de ce livre, qui semble être très centré sur la médecine, la majeure partie de ce que Claude Bernard a décrit n’est pas spécifique à la médecine. Ce livre a eu une influence profonde sur bien d’autres sciences bien au-delà de la médecine. Pour comprendre pourquoi, nous devons comprendre qu’au XIXe siècle, Claude Bernard affrontait des opposants qui étaient fermement opposés à l’idée que la médecine devait, au moins en partie, devenir une science. En effet, l’étude de la médecine fait face à deux défis majeurs, qui, je le crois, sont également d’une importance primordiale pour les supply chains.
Le premier défi est que les êtres vivants sont incroyablement et irrédductiblement complexes. Si vous avez un organisme vivant, vous ne pouvez pas simplement appliquer une approche de division et de conquête ; vous ne pouvez pas démonter l’entité pour l’étudier, car en faisant cela, vous tuez l’être vivant, et il vous reste quelque chose qui n’est plus vivant. Cela passe complètement à côté de l’essence de ce que vous essayez d’étudier. Cette complexité irrédductible et le fait que vous ayez quelque chose de super complexe que vous ne pouvez pas facilement démonter s’appliquent également aux supply chains. Si vous avez une supply chain composée de fournisseurs, d’usines, de warehouses, de centres de distribution et de magasins, et que vous retirez l’un de ces éléments, la supply chain ne fonctionne plus, et cela ne fait plus aucun sens. Vous ne pouvez même plus l’étudier en tant que supply chain. Nous avons donc ce genre de complexité irrédductible qui s’applique également aux supply chains.
Le second grand défi est qu’un être vivant est essentiellement un système enchevêtré. Si vous commencez à apporter un petit changement local, il y a de fortes chances que cela ait des répercussions sur l’ensemble de l’organisme. Par exemple, vous pouvez faire une injection très locale de poison, mais cela va avoir un impact sur l’ensemble de l’organisme, et pas seulement sur l’endroit précis où vous avez injecté le poison. Cela trouve également un écho important dans les supply chains, car, comme je l’ai décrit dans l’une de mes précédentes conférences, la plupart des optimisations locales dans une supply chain ne font que déplacer un problème ailleurs dans le réseau. Nous avons donc ces deux problèmes, et à l’époque, Claude Bernard faisait face à des opposants qui soutenaient essentiellement que la médecine, en raison de ces enjeux, est irrédductible et ne peut pas être réduite à quelque chose d’aussi vulgaire qu’une science. Claude Bernard, accompagné de nombreuses autres personnes et de ceux qui ont suivi, a complètement infirmé ce point de vue. Cependant, il est intéressant de noter que ce défi existe toujours, et je crois que même un siècle et demi plus tard, nous sommes toujours dans cette phase en ce qui concerne les supply chains.
Maintenant, si nous voulons comprendre ce que Claude Bernard apporte avant tout, c’est l’idée des expériences. Dans son livre, il avance que nos connaissances traversent trois étapes : l’émotion, la raison, et l’expérience. L’idée est que la méthode scientifique commence par une émotion, une étincelle de volonté, qui vous donne une sorte d’idée préconçue sur l’univers. Grâce à cette émotion, vous pouvez commencer à faire n’importe quoi, même si cela est profondément irrationnel et dépourvu de qualités scientifiques. Sans cela, vous n’avez pas l’impulsion initiale qui déclenchera le reste. L’initialisation de ce système de connaissance est l’émotion, puis vient la raison. La raison donne forme, structure et orientation à cette idée afin que vous puissiez commencer à agir. À ce stade, vous avez une idée, mais il n’est pas clair si elle est vraie ou fausse. Elle existe simplement, mais elle possède plus de structure que la première étape, qui était purement émotionnelle.
Grâce à la raison, vous pouvez construire la première phase d’une expérience. L’idée est que, par la raison, vous allez mettre votre idée à l’épreuve. Vous avez cette idée préconçue sur l’univers, et vous allez réaliser une expérience qui vous permettra de tester cette idée. Le plus intéressant est que vous devez croire en votre idée, sinon vous ne vous lancerez pas dans tous les efforts et le temps nécessaire pour mener à bien l’expérience. La méthode scientifique n’est pas l’élimination des croyances préalables ; ce n’est absolument pas le cas. Vous devez avoir quelque chose qui vous motive, ces idées préconçues qui guideront votre action.
Ensuite, vous réalisez l’expérience, observez les résultats, et laissez l’observation prendre le contrôle de vos idées. Vous aviez vos idées préconçues, vous avez mené l’expérience, et une fois l’expérience réalisée, vous laissez ce que vous venez d’observer dominer vos idées, et c’est ainsi que s’établissent les connaissances. L’une des idées profondes de la science expérimentale est qu’il n’y a pas de connaissance en nous. Nous avons des émotions et une certaine capacité innée de raisonner, mais toute la connaissance se trouve à l’extérieur de nous. Même si cela est évident de nos jours, au XIXe siècle, ce ne l’était absolument pas. En ce qui concerne les supply chains, il n’est pas évident que tout le monde soit d’accord avec moi sur ce point. L’idée d’avoir une science expérimentale consiste à construire et extraire des connaissances de l’univers, et l’étape élémentaire pour y parvenir est une série d’expériences.
Lors de ma dernière conférence, j’ai conclu le premier chapitre de cette série de conférences, qui était le prologue. Dans le prologue, j’ai présenté mes points de vue sur la manière d’aborder les supply chains dès le départ. J’ai défini la supply chain lors de la première conférence comme la maîtrise de l’optionalité. J’ai également présenté des points de vue à la fois qualitatifs et quantitatifs, juste pour vous donner un aperçu de la manière dont j’aborde le problème. Dans ces conférences actuelles, j’ouvre un second chapitre : la méthodologie. Si nous voulons améliorer les supply chains, nous avons besoin de connaissances pour orienter nos actions. Si nous voulons disposer d’un moyen fiable pour apporter des améliorations et avoir l’espoir raisonnable d’un haut degré de contrôle, alors nous devons fonder ces connaissances de manière solide. Je crois que nous avons besoin de quelque chose qui s’apparente à la méthode scientifique. Quand je dis méthode scientifique, j’abuse du terme, car il n’existe pas de “méthode scientifique” unique. Il existe en réalité une large série de méthodes, et Claude Bernard, dans son livre, en présente une série. Bernard a également démontré que la science progresse non seulement grâce à de meilleures théories, mais aussi grâce à de meilleures méthodes. Le défi n’est pas seulement d’en savoir plus sur les supply chains, mais aussi d’établir des fondations avec des méthodes qui se révèlent supérieures pour générer des connaissances meilleures, plus rapidement, plus fiables et plus précises. Le but d’une supply chain est d’avoir une méthode, parmi tant d’autres, pour connecter les supply chains en tant que domaine d’étude avec ce qui se passe dans le monde réel et tirer parti des informations qui ne sont pas en nous mais dans le monde extérieur.
La manière d’apporter un peu de réalité dans votre domaine d’étude se fait généralement par le biais d’expériences. Cependant, dans le cas spécifique des supply chains, il semble que les expériences supply chain soient assez compliquées pour plusieurs raisons. Permettez-moi de les présenter brièvement.
La première raison est la confidentialité. Comme nous l’avons vu dans une conférence précédente, une supply chain ne peut pas être observée directement ; elle ne peut être observée qu’indirectement. Les seules choses que vous pouvez observer dans une supply chain sont les enregistrements électroniques qui sont collectés et rassemblés par un logiciel d-enterprise software. C’est ainsi que vous pouvez observer une supply chain, à travers les enregistrements collectés par des logiciels d’entreprise ou par des ensembles de données. Le problème est que les entreprises ne sont pas disposées à partager ces ensembles de données, et il existe de très bonnes raisons de ne pas vouloir les partager. Premièrement, c’est un avantage concurrentiel, ou plutôt, si elles devaient partager ces données publiquement, cela constituerait un désavantage concurrentiel, car leurs concurrents pourraient tirer parti de cet accès pour obtenir un avantage compétitif contre elles.
Mais ce n’est pas la seule raison. Il y a également de bonnes raisons de ne pas partager les données, telles que la confidentialité et le respect de la vie privée. Par exemple, en Europe, nous avons maintenant le RGPD comme règlement. Je ne discute pas si le RGPD est une bonne ou une mauvaise chose ; je souligne simplement que même si une entreprise était prête à partager ses données, elle risquerait de faire quelque chose d’illégal. À titre d’exemple anecdote, l’année dernière, le concours de prévision M5 a eu lieu, basé sur les données de ventes obtenues auprès de Walmart. À ma connaissance, c’était le plus grand et le plus complet jeu de données pertinent pour une expérience en supply chain jamais publié. Pour vous donner une idée de l’ampleur du problème, ce jeu de données ne concernait que les données de vente d’une petite fraction des produits d’un seul magasin. Walmart est une entreprise gigantesque qui exploite plus de 10 000 magasins, et le jeu de données du concours sur Kaggle ne représentait même pas un magasin entier. C’était en réalité une petite fraction d’un magasin, et c’était essentiellement l’historique des ventes, incluant l’historique des ventes en quantités et en prix. Pour aggraver le problème, en raison de problèmes d’ingénierie liés à l’extraction de données, il s’est avéré que la moitié du jeu de données, qui consistait en des prix, n’était même pas exploitable pour les besoins du concours. Aucune des équipes gagnantes qui se sont classées dans le top 10 du concours n’a réussi à utiliser ces données.
Nous avons également le problème de la reproductibilité. Par exemple, en discutant avec plusieurs clients de Lokad en janvier 2020, le e-commerce dans leurs entreprises respectives représentait environ 30 % du volume. En janvier 2021, ce pourcentage était passé à 60 %. Évidemment, une année entière de pandémie s’était écoulée et des événements relativement sans précédent s’étaient produits, changeant complètement le paysage dans de nombreuses industries, probablement pour toujours. C’est un problème important car la reproductibilité est au cœur des sciences expérimentales. Mais si vous faites quelque chose en supply chain et souhaitez le reproduire, le contexte pourrait être si différent quelques années plus tard qu’il ne serait plus envisageable de répliquer quoi que ce soit. C’est une autre catégorie de gros problèmes auxquels nous sommes confrontés.
De plus, il y a les coûts et les délais impliqués. En règle générale, une expérience en supply chain devrait durer au moins deux fois plus longtemps que le délai d’approvisionnement caractéristique de l’entreprise. Dans de nombreuses industries ou secteurs, le délai d’approvisionnement typique est d’environ trois mois, ce qui signifie que la durée caractéristique d’une expérience en supply chain serait de six mois ou plus. C’est très long, et il y a une bonne raison à cela, puisque les sciences expérimentales, comme la médecine expérimentale, tendent à privilégier l’utilisation de souris pour les expériences en raison de leur métabolisme rapide et de leur taux de reproduction élevé. Le temps est essentiel, même en médecine, et c’est à peu près la même chose en supply chain. Pourtant, la durée caractéristique des expériences est très longue.
De plus, nous avons l’élément non local dont nous avons parlé précédemment, où il est difficile de réaliser une expérience à petite échelle et à faible coût, car il s’agit essentiellement d’effets de réseau. Vous ne pouvez pas simplement faire quelque chose à un endroit et en attendre des résultats. En règle générale, vous ne pouvez rien conclure d’une expérience locale en supply chain.
Évidemment, je ne suis pas le premier à constater que nous avons cette série de problèmes importants et que les supply chains résistent à l’approche expérimentale naïve. En conséquence, une grande partie des études menées en supply chain se rabattent par défaut sur une alternative à l’expérience supply chain, qui est l’étude de cas en supply chain. L’idée est simple : nous voulons connecter la supply chain en tant que domaine d’étude au monde réel. Nous voulons injecter des doses de réalité dans notre théorie. C’est de cela qu’il s’agit dans une étude de cas. Ma proposition pour vous aujourd’hui est que les études de cas sont des infopublicités glorifiées, et si nous devons évaluer ces études en termes de quantité de connaissances que ce format peut transmettre, ma réponse est environ zéro. Cependant, tout n’est pas perdu, car il existe des alternatives possibles, et c’est là que j’introduirai le Supply Chain Scientist. En raison de la prévalence des études de cas, nous devons d’abord comprendre pourquoi cela ne fonctionne tout simplement pas, ne peut pas fonctionner et, malheureusement, ne fonctionnera jamais.
Une étude de cas, c’est une entreprise, un problème, une solution héritée (c’est-à-dire la solution en place avant le début de l’étude de cas), puis une solution plus récente et meilleure. L’étude de cas décrit tout cela et quantifie les bénéfices que la solution nouvelle, supposément meilleure, apporte à l’entreprise. Le plus gros problème que je rencontre, c’est que chaque fois que je vois des études de cas et la manière dont les gens en raisonnent, ce ne sont pas tant les chiffres présentés qui dominent, mais le nom de l’entreprise qui fait l’objet de l’étude de cas. Un halo massif d’autorité est alors en jeu.
Imaginons une étude de cas supply chain qui proviendrait de Google, un géant de la tech. Google dispose de sa propre supply chain assez importante rien que pour gérer tout le matériel informatique distribué dans le monde afin de soutenir ses opérations de data center. Imaginons que cette étude de cas démontre la supériorité d’une méthode supply chain spécifique développée chez Google. Cela serait évidemment considéré comme très pertinent, car Google est un grand nom. Cependant, le succès de Google n’a rien à voir avec la supply chain. Google a été une entreprise fantastiquement réussie, mais son succès ne provient pas de ses pratiques en supply chain. Si nous devions examiner une telle étude de cas, elle porterait énormément de poids, et je dirais beaucoup de poids indu, uniquement en raison du nom de marque que Google porte. Ce n’est pas parce que Google a embauché de nombreux ingénieurs super talentueux et a redéfini l’état de l’art en ingénierie logicielle dans de nombreux domaines qu’il est évident que cela se transférerait automatiquement à toutes ses activités, surtout lorsqu’il s’agit d’une fonction support comme la supply chain.
Cela est intéressant car, si je me réfère au livre de Claude Bernard, “An Introduction to the Study of Experimental Medicine”, la première chose que Claude Bernard présente est le rejet de l’autorité comme partie intégrante de la méthode scientifique. Au milieu du XXe siècle, il affirmait que le plus gros problème de la médecine de l’époque était qu’elle reposait principalement sur l’autorité. Les gens acceptaient quelque chose comme vrai simplement parce qu’un grand nom ou une personne influente dans la société soutenait la théorie. C’est faux. La position radicale de Claude Bernard est que, pour la science, nous devons rejeter toutes les autorités sauf celles obtenues directement par l’expérimentation. La source ultime de l’autorité, et en fait, la seule source d’autorité en termes de vérité scientifique, devrait être l’expérience ou, autrement dit, la réalité elle-même.
Lorsque nous examinons les études de cas, des problèmes d’autorité surgissent partout. Pour souligner ce point, j’énumère quatre entreprises remarquables. Toutes ces entreprises sont largement reconnues, très performantes et ont connu des échecs supply chain absolument épiques dans leur histoire. Ces échecs étaient dus à une combinaison insensée d’arrogance, de cupidité, de paresse, d’ignorance et d’autres problèmes divers. Pour vous donner quelques exemples, Nike, en 2004, a perdu 400 millions de dollars dans une tentative malavisée d’améliorer sa supply chain avec un fournisseur de logiciels. Lidl, en 2018, a perdu 500 millions d’euros avec un autre grand nom fournisseur supply chain. Je crois que ces chiffres ne représentent qu’une petite fraction du coût réel pour ces entreprises, car la perte monétaire n’était qu’un aspect de ces échecs d’envergure épique. La direction a été distraite pendant des années, et dans le cas de Lidl, presque une décennie. Le coût d’opportunité de ces échecs est absolument gigantesque.
Je ne dis pas que ces entreprises ne font pas certaines choses très bien. Elles sont vraiment remarquables et ont survécu à des échecs supply chain d’une ampleur épique, ce qui prouve qu’elles menaient leurs activités d’une manière très remarquable ; sinon, elles auraient fait faillite. Cependant, le point que je veux souligner est que ce n’est pas parce qu’une entreprise a un bon nom, une excellente réputation et qu’elle est fantastiquement performante que nous pouvons en déduire quoi que ce soit sur la qualité de ses pratiques supply chain. C’est ma principale critique, et, comme le disait Claude Bernard, nous devons fondamentalement rejeter tous ces mécanismes qui reposent sur l’autorité. Nous devons faire cela aussi dans le domaine des études supply chain.
Cependant, nous avons un autre ensemble de problèmes, et c’est un tabou. Si j’observe les études de cas publiées, rien que d’un simple ressenti sans statistiques précises, je dirais que 99 % des études de cas sont positives. Elles présentent un problème, une solution héritée, une nouvelle solution, et la nouvelle solution apporte un résultat positif. Pourtant, en discussion avec des directeurs supply chain depuis plus d’une décennie—plus de 100 d’entre eux—ma perception est que la grande majorité des initiatives supply chain échouent. Habituellement, les échecs ne sont pas aussi épiques que ceux que j’ai mentionnés précédemment, mais ils sont omniprésents, et la très grande majorité de ces initiatives échouent. Ce n’est pas surprenant : si une entreprise parvenait, de manière systématique et infaillible, à améliorer sa supply chain et appliquait cette méthode encore et encore pendant une décennie, cette entreprise écraserait la concurrence, à l’instar de l’histoire d’Amazon. Mais je m’égare.
Revenons à l’idée des tabous, je crois que nous avons un décalage manifeste entre l’optimisme débordant des études de cas et le pessimisme écrasant des expériences réelles en supply chain. Cela s’explique tout simplement par le fait que l’échec, dans une large mesure, est un tabou. Il existe un fantastique article intitulé “The Last Days of Target” par Joe Castaldo, publié en 2016, à propos de Target Canada. Target, une enseigne de distribution, a tenté de s’implanter au Canada, a investi plus de 5 milliards de dollars dans cette entreprise, et tout est allé vers un complet désastre. Ils ont cessé leurs activités avec d’énormes pertes, et au cœur du problème se trouvait une longue série d’erreurs supply chain majeures.
Le comique, c’est que Joe Castaldo fait un travail fantastique en décrivant le problème d’un point de vue journalistique. Cela ne met personne en valeur. L’histoire montre une combinaison sauvage d’arrogance, d’orgueil, de stupidité, d’ignorance et de pensée idéaliste. On voit des cadres très bien payés prendre une longue série de décisions absolument stupides, encouragés par un fournisseur qui n’a pas la moindre idée de ce qu’il fait en matière d’analytique supply chain. Tout explose de manière assez spectaculaire. Il faut un tel degré de courage pour publier une telle histoire. Je ne connais pas personnellement Joe Castaldo, mais l’idée de publier une telle histoire me terrifierait, car les avocats de Target et ceux du fournisseur de logiciels, dont je ne peux même pas prononcer le nom, engageraient très probablement des poursuites contre quiconque raconterait cette histoire tant elle est désolante. Nous avons un problème — il y a tant de choses qui, littéralement, ne peuvent pas être dites en raison des tabous. Je crois que cela explique le biais massif des études de cas, qui tendent à ne refléter que les bons résultats, entraînant un important biais de survivance. Est-ce un nouveau problème ? Absolument pas.
Si nous revenons au livre de Claude Bernard, un scientifique renommé, il est devenu célèbre grâce à son utilisation extensive de la vivisection, c’est-à-dire la dissection d’animaux vivants. Dans son livre, il affirme que la méthode est ignoble, cruelle, brutale et grossière, mais il soutient également qu’elle est essentielle pour la médecine moderne. Non seulement il fut prouvé qu’il avait raison en son temps grâce à ses découvertes, mais un siècle et demi plus tard, il ne fait aucun doute que les vivisections ont été fondamentales pour établir les progrès dont nous bénéficions aujourd’hui en médecine moderne.
La science ne se résume pas à ce qui nous fait du bien ou nous met à l’aise. Souvent, une bonne science s’attarde sur ce qui nous met le plus mal à l’aise. Intuitivement, cela s’explique par le fait que nous n’avons pas peur d’examiner les domaines où nous sommes à l’aise. Notre intuition est probablement assez performante dans ces domaines. Cependant, ce sont précisément les domaines qui nous semblent erronés, ceux pour lesquels nous ressentons naturellement de la répulsion, que nous avons tendance à éviter instinctivement. C’est pourquoi nous avons besoin d’une méthode scientifique pour adopter un regard plus précis et impartial sur la réalité, un regard non complètement pollué par nos biais.
Pour conclure sur les tabous, les études de cas abordent souvent le problème dans le mauvais sens. Elles se fient à la tendance à ne voir que les résultats positifs tout en écartant les aspects négatifs. Mais ce n’est même pas la fin de l’histoire.
Pouvons-nous avoir de bonnes raisons de penser que les personnes impliquées dans les études de cas ont tendance à exagérer les résultats ? Ma proposition est oui, absolument. Ce n’est pas difficile de comprendre pourquoi.
Si vous êtes un cadre et participez à une étude de cas qui prétend que vous avez réussi à obtenir un succès fulgurant, économisant des millions de dollars pour l’entreprise, cela embellira grandement votre CV. Cela améliorera vos perspectives d’obtenir un poste plus important, que ce soit en interne dans la même entreprise ou en externe dans une autre. Tout le monde qui a travaillé dans une grande entreprise sait qu’il ne s’agit pas seulement de rendre un service exceptionnel à l’entreprise. Pour progresser dans une grande entreprise, il faut non seulement fournir un excellent service, mais aussi faire connaître ses réalisations. Il existe un conflit d’intérêts massif pour ceux qui participent aux études de cas, car ce sont eux qui produisent les chiffres justifiant les profits. Il est rare de pouvoir déduire le profit généré par une méthode, technologie ou processus innovant rien qu’en se référant aux comptes. Généralement, c’est beaucoup plus indirect ; il faut retraiter les chiffres, présenter les bénéfices de manière cohérente et faire de multiples hypothèses. Ce procédé peut être assez subjectif, et lorsqu’un conflit d’intérêts significatif existe, on sait pertinemment que cela va fausser les résultats. Ce conflit d’intérêts peut conduire à une surestimation des résultats positifs.
Pour remédier à ce problème, certains font appel à un tiers neutre afin de fournir un avis objectif et de s’assurer que tout est fait de manière équitable. Il existe principalement deux types de tiers neutres : les firmes d’études de marché et les chercheurs universitaires. Cependant, je pense que ces parties ne sont absolument pas neutres.
Les entreprises d’études de marché se consacrent à l’enquête sur le marché, à l’évaluation des forces et faiblesses relatives des solutions, et à la vente des résultats de leurs recherches sous forme de rapports aux entreprises à la recherche de solutions. Ces entreprises peuvent acheter le rapport et bénéficier d’une vision impartiale du marché fournie par des experts, ce qui leur permet de choisir le meilleur fournisseur. En réalité, les grandes entreprises d’études de marché que je connais ne gagnent pas leur argent en vendant des rapports ; l’essentiel de leurs revenus provient des services de conseil et de coaching qu’elles vendent aux fournisseurs de solutions. Cela place ces entreprises dans une position où elles veulent agir dans le meilleur intérêt de leurs clients, qui ne sont pas les entreprises à la recherche de solutions, mais plutôt les fournisseurs technologiques qui paient pour des services de conseil.
Il s’avère que ce tiers censément neutre est en réalité fortement en conflit d’intérêts et peut aggraver le problème en ajoutant sa propre couche de biais sur ceux déjà existants. Lorsqu’on examine les chercheurs universitaires, ils ont eux-mêmes de nombreux conflits d’intérêts. Publier ou périr est une réalité dans le monde académique, et les études de cas négatives, en particulier celles que l’on rencontre probablement dans supply chain, ne sont pas des désastres épiques mais plutôt des échecs à petite échelle et décevants. Il est vraiment dans l’intérêt d’un chercheur universitaire de présenter des résultats positifs parce qu’ils sont plus faciles à publier.
Certains pourraient soutenir que publier des résultats frauduleux pourrait ruiner la carrière d’un chercheur universitaire, mais en ce qui concerne les études de cas dans supply chain, les chercheurs peuvent être certains que personne ne va infirmer leurs résultats. Il est extrêmement difficile de mener des expériences dans supply chain, et il est encore plus difficile de démentir quoi que ce soit qui se révélerait faux et publié. Il serait presque impossible de prouver qu’une étude de cas passée était erronée ou que les résultats ont été grossièrement amplifiés. Cela ne veut pas dire que les chercheurs sont malhonnêtes, mais ils ont clairement un conflit d’intérêts, et il est impossible pour un observateur de différencier les chercheurs honnêtes des malhonnêtes. En règle générale, lorsqu’un tiers est impliqué dans une étude de cas, celui-ci est généralement encore plus biaisé que si aucun tiers n’était impliqué, ce qui est assez surprenant.
Pour conclure cette série sur les études de cas, examinons de près les fournisseurs. On pense souvent que les fournisseurs ne sont pas censés mentir, mais ce n’est pas tout à fait exact. Il existe un concept connu sous le nom de “dolus bonus”, ou “bon mensonge”, introduit par les Romains il y a longtemps.
Pour comprendre ce concept, imaginez un marchand sur un marché vendant des œufs et affirmant de manière extravagante qu’un œuf est le meilleur que vous mangerez jamais et qu’il vous rendra heureux pendant un mois entier. De toute évidence, cette affirmation n’a absolument aucune chance d’être vraie. Les Romains se demandèrent s’il fallait agir contre ce marchand menteur. Devrait-on emprisonner ce marchand ou lui infliger une amende ? La réponse fut non ; c’est tout à fait acceptable. Ce concept de “dolus bonus” suggère que si vous êtes marchand, il est dans votre nature de mentir sur ce que vous vendez. Bien qu’il y ait des limites, la loi reconnaît que les fournisseurs feront ce qu’ils font, et vous ne devez pas les blâmer pour essayer de présenter leurs produits sous un jour favorable, même de façon absurde. C’est ainsi que fonctionne le marché.
Même si les fournisseurs ne sont pas conscients des subtilités juridiques, ils le savent intuitivement, et il en résulte une propension à produire des études de cas qui coûtent de l’argent et du temps, servant essentiellement de publicités téléachat sophistiquées. Bien que la publicité remplisse une fonction dans la société, penser qu’une publicité glorifiée peut être un véhicule de transmission de connaissances est une idée erronée. Par conception, les études de cas ne peuvent pas être récupérées à cet effet.
Alors, si nous éliminons les études de cas car elles sont complètement invalides, que nous reste-t-il ? Nous devons trouver une méthode alternative qui ne présente pas les mêmes problèmes. C’est ici qu’interviennent les récits supply chain. Le but d’un récit supply chain est de décrire des problèmes afin que le savoir puisse être partagé entre praticiens et chercheurs supply chain, en se concentrant sur les enjeux et ce que nous essayons de résoudre.
Pour commencer, discutons d’un livre très intéressant, un roman intitulé “The Phoenix Project.” Bien qu’il ne soit pas un jalon de la science, c’est une lecture agréable sur une entreprise fictive, racontée à travers les yeux du directeur informatique. La plupart des événements de l’histoire impliquent une série de problèmes supply chain et de logiciels d’entreprise étroitement imbriqués. L’histoire raconte les difficultés rencontrées par l’entreprise et ce que les gens font pour résoudre ces problèmes. Ce qui est surprenant, c’est que cette œuvre de fiction totale résonne profondément chez beaucoup de lecteurs, encore plus que la plupart des études de cas, à l’exception peut-être de celles négatives, comme celles produites par Joe Castello.
Ce paradoxe apparent n’est peut-être pas un paradoxe du tout si l’on considère la première démarche adoptée par les auteurs. Ils ont décidé que l’histoire porterait sur une entreprise fictive, ce qui éliminait tous les problèmes liés au nom et à l’autorité qu’une étude de cas liée à une entreprise bien identifiée entraîne. En créant une œuvre de fiction, ils ont supprimé l’attrait de l’autorité qui serait attaché à une entreprise réelle.
Deuxièmement, en termes de tabou, l’entreprise fictive a permis aux auteurs d’explorer de nombreux aspects intéressants de l’histoire. La plupart des personnages ont des limites, ils sont imparfaits, ils luttent, parfois ils commettent des erreurs stupides, et parfois ils agissent de manière égoïste à un point qui nuit réellement à l’entreprise. Ils peuvent être très gourmands de manières totalement contraires aux intérêts de l’entreprise. On peut voir comment certains personnages mentent à leurs collègues. Dans une étude de cas, il serait impossible d’écrire cette histoire car cela conduirait à une longue série de litiges si elle était réalisée avec de vraies personnes.
Cependant, pourrait-on dire que ce roman est une œuvre scientifique ? Non, et pour une raison simple : le roman est une défense du DevOps, une philosophie pour aborder le développement et la maintenance des logiciels d’entreprise. Les auteurs racontent l’histoire d’un ensemble de personnages dans leur entreprise fictive confrontée à d’immenses difficultés et qui surmontent progressivement les défis auxquels ils font face jusqu’à ce qu’ils redécouvrent les principes fondamentaux de la philosophie DevOps. Ce livre s’accompagne d’un agenda très chargé, et les auteurs n’en font pas de secret ; ils défendent activement l’agenda DevOps.
Ma critique principale est que nous avons le même problème que celui que nous rencontrons avec les études de cas : un conflit d’intérêts complet. Les auteurs se trouvent être des consultants qui vendent des services de conseil pour aider à la mise en œuvre des pratiques DevOps dans les entreprises. Le fait que dans l’histoire, tout puisse être résolu de manière crédible et qu’il y ait une fin heureuse où l’entreprise finit par réaliser d’énormes bénéfices grâce à cette méthodologie est loin d’être objectif.
L’idée d’un récit supply chain est que nous voulons partir d’une entreprise fictive tout en nous concentrant exclusivement sur les problèmes. Nous souhaitons aborder le problème en créant une entreprise fictive afin d’éviter le problème d’autorité et les tabous. Cependant, nous ne voulons pas inclure la description des solutions dans notre récit, car cela conduirait à une longue série de conflits d’intérêts. Nous voulons nous concentrer exclusivement sur la partie problème et laisser de côté la partie solution.
Il peut y avoir quelques modestes exceptions à cette règle car parfois, pour justifier qu’un problème donné est pertinent, il faut fournir une intuition de la solution. Si vous ne donnez pas l’intuition de la solution, le problème semble carrément impossible. Pour éviter des objections selon lesquelles certains défis sont impossibles à relever et donc peu intéressants, nous pourrions devoir introduire un indice quant à l’existence d’au moins une solution. Nous ne prétendons pas qu’il s’agisse d’une bonne solution, seulement qu’une solution existe.
L’objectif du récit supply chain est d’injecter de la réalité et de l’expérience concrète dans le domaine de la gestion de la supply chain. Nous voulons que ce format soit un véritable vecteur de transmission de connaissances aux praticiens et chercheurs supply chain, et même qu’il nous aide à raisonner sur les supply chains nous-mêmes, ce qui est un défi de taille en raison de leur complexité. Pour rendre le tout intelligible et crédible, nous devons disposer d’un contexte et d’une histoire de fond. Nous voulons amplifier la pertinence des problèmes présentés dans le récit.
Cependant, si nous imaginons une entreprise fictive et listons tous les problèmes qui impactent les supply chains, peut-on simplement appeler cela de la science ? Absolument pas.
Le problème est que nous devons rendre très facile le rejet de la validité d’un récit. Dans une étude de cas, il est très facile d’en proposer une, mais il est incroyablement difficile d’en infirmer ou de rejeter la validité. Avec la conception du récit comme méthode, nous voulons inverser ce problème. Nous voulons créer quelque chose d’extrêmement difficile à élaborer mais relativement simple à rejeter.
Le premier critère serait la résonance. Si nous avons un récit sur un archétype d’entreprise spécifique dans une industrie particulière et que nous interrogeons des directeurs supply chain de cette industrie, accepteraient-ils que ce récit résonne avec les types de problèmes qu’ils rencontrent ? Bien que cela puisse sembler très subjectif, je ne pense pas que ce soit si subjectif. Si l’on regarde le livre “The Phoenix Project”, pratiquement toutes les personnes parmi mes collègues qui l’ont lu ont trouvé qu’il résonnait avec leurs expériences dans diverses entreprises. Nous ne nous concentrons pas sur la solution, mais simplement sur la définition du problème. Même s’il peut y avoir un désaccord généralisé sur ce qu’il faut faire concernant le problème, il y a généralement un fort consensus sur les problèmes présentés. Ce n’est pas nécessairement aussi subjectif qu’il n’y paraît, bien qu’il existe un degré irréductible de subjectivité.
Un autre facteur est l’exhaustivité. Si vous pouvez choisir une entreprise qui serait censée correspondre à ce persona et démontrer que cette entreprise a des problèmes importants qui ne figurent même pas dans le persona, alors le fardeau du rejet est très léger. Il suffit d’exhiber une entreprise, un problème, et de dire, “C’est une raison pour rejeter le persona.” Cela ne nécessite pas des mois de travail, juste un peu de retour d’information et une description de bonne foi d’un problème important.
Un bon persona devrait également prendre des risques en ce qui concerne les chiffres, et par chiffres, je ne veux pas dire des nombres précis, mais des ordres de grandeur. Nous devons préciser si nous parlons d’une entreprise qui essaie d’opérer avec 100 SKUs ou 100 millions de SKUs. Nous devons fournir les dimensions caractéristiques et les ordres de grandeur qui caractérisent l’entreprise. Si vous trouvez une entreprise qui ne correspond pas aux ordres de grandeur donnés, cela peut signifier que nous avons mal défini le persona.
Le dernier point est plus subtil mais tout aussi important : l’existence de solutions sur le marché. Selon la solution qui existe ou n’existe pas sur le marché, cela peut être utilisé pour rejeter la validité d’un persona. Si nous avons une solution qui banalise complètement le problème ou offre une solution définitive de telle sorte qu’un problème auparavant existant devienne un non-problème, alors cela constitue une raison de rejeter le persona, du moins dans sa forme actuelle.
Pour vous donner un exemple plus concret, si nous prenons une grande entreprise qui opérait avec des dizaines de milliers de SKUs dans un entrepôt en 1950, le persona de cette entreprise pourrait énumérer le maintien de niveaux de stock adéquats comme un défi majeur. À l’époque, les niveaux de stocks devaient être tenus manuellement par une petite armée de commis qui mettaient à jour les registres. Il était en réalité extrêmement difficile de tenir des dossiers de stocks précis au fil du temps. Mais, 70 ans plus tard, peut-on encore considérer cela comme un défi ? Pas du tout. Avec les codes-barres et les logiciels de gestion de stocks, maintenir des niveaux de stock précis dans un entrepôt est fondamentalement un problème complètement résolu. Cela ne mérite pas d’être inclus dans un persona car il existe de nombreuses solutions, et il y a pratiquement zéro incertitude quant au type de solution nécessaire.
Je présente une dualité entre problème et solution, et la réalité est qu’il peut être étonnamment difficile d’établir une séparation nette entre les problèmes et les solutions. Il est difficile de réfléchir à un problème si l’on ne peut pas d’abord imaginer une solution, et vice versa. Une source de difficulté à comprendre les problèmes est l’idéologie latente qui imprègne la société. Nous avons des valeurs qui font simplement partie de notre société, et nous vivons avec sans même en être conscients. Ces valeurs peuvent avoir une influence considérable sur la manière dont nous percevons les problèmes et sur la décision de leur pertinence.
Pour illustrer cela, je voudrais évoquer le cas de l’aléatoire. L’aléatoire a été associé à la stigmatisation du jeu, perçu comme répréhensible. Dans “Introduction à l’étude de la médecine expérimentale” de Claude Bernard, ce dernier s’oppose vigoureusement à la présence d’aléatoire dans le domaine scientifique. Il affirme que si une expérience n’est pas parfaitement déterministe, c’est généralement le signe d’une mauvaise science ou, tout au plus, d’une science incomplète.
Avançons de 70 ans, et nous voyons qu’Albert Einstein a apporté d’énormes contributions au domaine de la mécanique quantique, et il était très tiraillé à propos de certains de ses aspects, en particulier l’indéterminisme ou l’aléatoire qui semblait être une propriété fondamentale de l’univers. Einstein, à plusieurs occasions, a reconnu que la physique quantique n’était probablement pas erronée parce que ses propriétés opérationnelles étaient excellentes. Cependant, il estimait que le non-déterminisme suggérait que la physique quantique était incomplète et n’était pas le produit final de ce que la physique devrait être. Il a fallu de nombreuses décennies, mais de nos jours, on considère que l’indéterminisme est véritablement une propriété fondamentale de l’univers, et il n’y a pas d’échappatoire.
Ma théorie préférée est que la stigmatisation du jeu, qui était associée à l’aléatoire, a persisté à travers les âges et a même influencé le présent. Il y a une décennie chez Lokad, nous avons décidé de promouvoir l’idée de prévision probabiliste, en adoptant l’aléatoire au lieu de le rejeter. Cela nous a conduits à redéfinir complètement le problème, et nous avons été accueillis avec scepticisme et des réactions encore plus viscérales. Certains ont remis en question la pertinence de l’aléatoire par rapport aux problèmes qu’ils devaient résoudre.
De mon point de vue, étudier la structure même de l’aléatoire est d’un grand intérêt. Cependant, nous pouvons avoir des idées préconçues qui entravent notre compréhension de certaines questions. Un autre défi est la distraction qui peut survenir lorsqu’une excellente solution émerge pour un problème difficile. Il devient difficile de réfléchir au problème abstrait, car nous avons tendance à le définir de manière réflexe par rapport à la solution.
Un exemple historique de cela est le développement des machines volantes au XIXe siècle. Des machines volantes plus légères que l’air, comme les ballons à air chaud, ont été découvertes et utilisées pour faire des découvertes impressionnantes. Le succès de ces machines plus légères que l’air a détourné les communautés concernées de l’étude d’alternatives plus lourdes que l’air. Il a fallu des décennies aux communautés concernées pour explorer ces alternatives, et je pense qu’une partie du problème était qu’une solution éblouissante, comme construire une machine volante, était extrêmement distrayante.
Un autre défi rencontré lors de l’examen de problèmes et de situations apparaît lorsque le problème est impensable. C’est le genre de situation où l’on ne peut même pas conceptualiser le problème, malgré le fait qu’il s’agisse d’une véritable problématique.
Pour illustrer cette idée, je voudrais citer un article fantastique publié en 2018 par une équipe de recherche de Facebook sur la traduction automatique. La traduction automatique consiste à prendre un texte dans une langue et à utiliser une machine pour produire une traduction dans une autre langue. Ce domaine d’étude existe depuis environ 70 ans. Les premiers traducteurs automatisés étaient incroyablement naïfs, se contentant d’utiliser des dictionnaires pour remplacer des mots d’une langue par des mots correspondants dans une autre. Cette approche donnait des traductions de très mauvaise qualité.
Au fil des années, les techniques ont évolué, et la plupart des méthodes avaient un point commun : l’utilisation de corpus bilingues. L’idée était d’utiliser des ensembles de données contenant des phrases dans deux langues, en apprenant de ces exemples pour construire un système de traduction automatique. Le résultat éblouissant obtenu par l’équipe de recherche de Facebook fut le développement d’un système de traduction sans aucun ensemble de données de traduction explicite. Ils ont utilisé un vaste ensemble de données de texte en français et un ensemble de données distinct de texte en anglais, puis ont construit un système de traduction automatique capable de traduire du français vers l’anglais sans jamais avoir reçu d’exemples. Ce résultat va à l’encontre de l’approche conventionnelle de la traduction automatique et a nécessité une solution réelle avant même de pouvoir repenser la manière d’aborder le problème.
Un exemple plus modeste mais pertinent issu de notre travail chez Lokad se trouve dans l’après-vente automobile. Dans ce domaine, le défi consiste à trouver la bonne pièce de voiture avec la compatibilité mécanique adéquate pour un véhicule spécifique. Sur le marché européen, par exemple, il existe plus d’un million de pièces automobiles distinctes et plus de 100 000 véhicules différents. Lorsque vous allez chez un garagiste et que vous avez besoin de remplacer une pièce, la personne du garage doit consulter un service pour déterminer quelle pièce convient à votre véhicule. Il s’avère que la liste complète des compatibilités entre pièces et véhicules, que j’appelle les arêtes qui relient les pièces et les véhicules, comporte environ 100 millions de compatibilités. Dans ce marché, quelques entreprises très spécialisées maintiennent cet ensemble de données pour le marché européen. Elles vendent l’accès à cet ensemble de données à pratiquement toutes les entreprises qui opèrent dans l’industrie de l’après-vente automobile, d’une manière ou d’une autre.
Le problème est que cet ensemble de données est énorme, avec 100 millions de compatibilités, et il comporte de nombreuses erreurs. D’après diverses sources, j’estime qu’il existe quelques ensembles de données pour l’Europe, et la plupart d’entre eux affichent un taux d’erreur d’environ 3 %. Les erreurs se présentent sous forme de faux positifs, lorsqu’une compatibilité est déclarée alors qu’elle n’existe pas, et de faux négatifs, lorsqu’une compatibilité existe mais n’est pas correctement enregistrée dans le système. Ces erreurs créent des problèmes perdurables pour toutes les entreprises œuvrant dans l’après-vente.
Lorsqu’une réparation doit être effectuée et qu’un client est pressé, le véhicule ne bouge plus. On commande une pièce, celle-ci arrive à temps, mais ensuite, on se rend compte que la pièce n’est pas compatible. Elle doit être renvoyée, une autre pièce est commandée, et cela entraîne des jours supplémentaires de retard et des frustrations pour le client. C’est donc un problème, mais que pouvons-nous y faire ? Les entreprises qui maintiennent ces ensembles de données emploient déjà manuellement de petites armées de commis pour les tenir à jour. Elles corrigent les erreurs en permanence, tout en ajoutant constamment de nouvelles pièces et de nouveaux véhicules. Au fil des décennies, l’ensemble de données croît légèrement, les erreurs sont corrigées, de nouvelles erreurs sont introduites, et le taux d’erreur de 3 % reste relativement constant. Il ne s’améliore pas avec le temps.
Le système a déjà atteint un équilibre, et les entreprises de l’après-vente automobile ne seront peut-être pas prêtes à payer dix fois plus pour que celles qui maintiennent cet ensemble de données embauchent dix fois plus de commis pour corriger les erreurs restantes. Les rendements décroissants s’installent, et les erreurs encore non détectées sont probablement très difficiles à corriger.
Chez Lokad, nous avons développé un algorithme qui détecte à la fois les faux positifs et les faux négatifs et qui peut corriger automatiquement environ 90 % de ces problèmes. La beauté de cet algorithme réside dans le fait qu’il n’utilise rien d’autre que l’ensemble de données initial. Cela peut sembler étrange, mais nous pouvons utiliser cet ensemble de données lui-même pour apprendre les erreurs qu’il contient, et c’est exactement ce que nous avons fait. D’ailleurs, je présenterai ces techniques en détail lors d’une prochaine conférence. Vous pouvez consulter le plan en ligne ; le calendrier des conférences est disponible sur le site de Lokad. C’est donc un autre exemple où, tant que vous n’avez pas de solution, il est très difficile de penser qu’il y a même un problème au départ.
Dans le cadre de mes intentions, je présenterai une courte série de conférences sur des personas qui caractérisent des archétypes que nous avons rencontrés chez Lokad. Je ferai de mon mieux pour résumer la manière dont je perçois le problème, en synthétisant toutes les expériences que j’ai accumulées à travers ma propre expérience et celle de mes collègues chez Lokad. Encore une fois, vous constaterez que je ne présenterai pas tous ces personas en séquence, car cela serait probablement très fastidieux pour le public et peut-être un peu fastidieux pour moi également. Je compte donc présenter un persona probablement dans deux semaines, puis je passerai à d’autres éléments d’intérêt.
En conclusion aujourd’hui, nous avons soulevé des questions très importantes concernant le supply chain en tant que domaine d’étude, et j’espère avoir pu présenter des réponses très prometteuses, peut-être pas prouvées, mais du moins offrir des pistes intéressantes à ces questions. Je réalise également que, probablement parmi les cercles de personnes qui ont passé une grande partie de leur vie professionnelle à produire des études de cas, je n’ai probablement pas gagné d’amis aujourd’hui, et j’espère vraiment ne pas finir comme le type de l’illustration. Ce serait assez terrible, mais encore une fois, je pense que les enjeux sont très élevés. Nous voulons établir et élever le supply chain en tant que domaine d’étude en une science, afin que nous ayons quelque chose de très capitaliste, agressif, et où nous puissions raisonnablement espérer apporter des améliorations de manière fiable et contrôlée.
Voilà, c’est tout pour aujourd’hui. Je vais maintenant m’occuper des questions.
Question: Je n’ai pas compris le concept d’exhaustivité pour les personas. Pouvez-vous préciser ?
D’accord, l’exhaustivité signifie simplement que, en raison d’effets systémiques, la description des défis et problèmes du supply chain doit être complète. Les supply chains impliquent une longue série de compromis, donc si vous omettez l’une des forces en jeu, il se peut que votre raisonnement sur le problème ne soit pas correct dès le départ. Par exemple, vous ne pouvez pas raisonner correctement sur le niveau optimal de stocks si vous ignorez le problème d’une réserve limitée de capital de travail. L’exhaustivité signifie énumérer toutes les choses qui sont très pertinentes, et si nous ne sommes pas exhaustifs dans la liste de tous les problèmes pertinents, cela signifie probablement que ce n’est pas un très bon persona, car certaines choses ont pu être négligées et cela pourrait mettre en péril tout raisonnement basé sur ce persona.
Question: Les mauvais types de solutions dans le supply chain sont répandus, et de nombreux praticiens du supply chain savent qu’ils sont défaillants par conception. Comment pouvons-nous les aider à renoncer et à adopter des solutions approximativement correctes tout en acceptant l’incertitude ?
Tout d’abord, je pense que le principal problème est que le supply chain, en tant que domaine d’étude, en est encore à ses balbutiements pré-scientifiques, et il existe un scepticisme généralisé quant à la validité de presque tout ce qui est publié. Il est très difficile de convaincre les gens. Je pense que la première étape consiste à prouver que le supply chain est éligible à la méthode scientifique. Ce serait une première étape significative car il ne s’agit pas d’une question d’opinion ou d’idéologie ; il existe potentiellement une finalité où nous disposerions d’une objectivité et de connaissances de qualité. Nous pourrions ainsi établir des bases solides pour comprendre les problèmes et appliquer des solutions adéquates. La première étape, et c’est ce que j’essaie de faire à travers ces conférences, est d’éduquer le grand public sur le fait que le supply chain n’est pas simplement une pratique ou un art, mais qu’il pourrait devenir une science.
Claude Bernard, considéré comme l’un des pères de la médecine moderne, a dû faire face à de nombreuses objections à son époque. Il a été confronté à des médecins qui affirmaient posséder déjà la science et qu’il n’y avait rien à apprendre de ses méthodes. Ils lui suggéraient de s’en tenir à leurs théories et de ne pas mener d’expériences. Le plus grand combat que Bernard eut à mener fut l’idée même que la médecine était éligible à être étudiée selon la méthode scientifique. De même, je soupçonne que la majeure partie de ce qui est publié, même parmi les cercles universitaires, sur le supply chain n’est pas scientifique. Je crois avoir démontré aujourd’hui qu’une bonne partie de la littérature, comme les études de cas, est non scientifique. Lors de la prochaine conférence, nous verrons ce qu’il faut faire de l’autre moitié de la littérature qui subsiste, et ce n’est pas très prometteur.
En ce qui concerne votre question sur l’incertitude, ma première étape serait de convaincre les gens que l’incertitude est irréductible et qu’ils devront y faire face comme à un problème majeur dans leur vie quotidienne. Peut-on convenir qu’il n’y a aucun espoir de pouvoir anticiper parfaitement ce que les gens s’apprêtent à acheter ? Pour anticiper parfaitement les actions d’une personne dans un magasin, il faudrait répliquer parfaitement toute son intelligence. L’algorithme capable de prédire chaque mouvement d’une personne serait, en substance, aussi intelligent qu’une réplique parfaite de l’intelligence humaine, ce qui semble tout à fait déraisonnable. La proposition alternative selon laquelle l’incertitude est en grande partie irréductible paraît beaucoup plus raisonnable. Le plus grand défi est d’orienter la discussion vers un raisonnement semi-scientifique plutôt que de se baser sur des pratiques, des intuitions, des ressentis et des affirmations d’autorité.
Question: Que pensez-vous du design thinking ?
Je ne suis pas très sûr de la question précise ici, mais ce que j’essaie d’apporter, c’est de créer un lien entre le supply chain et le monde réel. Si nous pouvons mener des expériences de supply chain qui s’alignent sur ce qui se fait dans de nombreuses autres sciences expérimentales, nous pourrons connecter le supply chain avec le monde réel de manière satisfaisante. J’ai présenté aujourd’hui une méthode, le persona, et il existe probablement bien d’autres méthodes. Je ne suis pas adepte d’une manière de penser spécifique ; je m’intéresse davantage à la méthode de production du savoir qu’à la manière de penser des gens.
À cet égard, je suis totalement en phase avec le genre d’idées que Claude Bernard expose. L’étincelle initiale du savoir, l’émotion, l’intuition, est fondamentalement quelque chose qui n’est pas du tout scientifique. Elle relève du domaine de l’émotion et non de la raison. Je ne pense pas que l’on puisse véritablement rationaliser cette part, et même si c’était possible, je serais très sceptique quant à l’universalité de cette méthode pour tout le monde. Mais je m’égare.
Je pense que nous avons terminé avec les questions pour l’instant. Rendez-vous dans deux semaines, nous nous retrouverons le même jour et à la même heure. Nous explorerons un persona nommé Paris pour une entreprise de fast fashion exploitant un réseau de distribution. À bientôt.
Références
- Une introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Claude Bernard, 1865
- Le Phoenix Project : Un roman sur l’IT, le DevOps, et pour aider votre entreprise à gagner, Gene Kim, Kevin Behr, George Spafford, 2013
- Traduction automatique non supervisée à l’aide de seuls corpus monolingues, Guillaume Lample, Alexis Conneau, Ludovic Denoyer, Marc’Aurelio Ranzato, 2018