00:00:07 Démystifier les idées reçues sur les achats et présenter Christian Schuh.
00:01:02 Le parcours et l’expérience de Christian dans les achats et l’industrie automobile.
00:02:30 Le fossé entre les PDG et les achats, ses raisons et l’importance de la répartition du temps.
00:06:00 L’importance de l’image de marque employeur et d’attirer des talents exceptionnels pour les achats.
00:09:41 Le rôle des PDG dans l’établissement de relations avec des fournisseurs clés et dans la gestion efficace des achats.
00:10:58 L’importance d’une forte cohérence dans les achats.
00:11:52 Le rôle du Chief Procurement Officer (CPO) dans la gestion du cycle de vie du produit.
00:13:57 L’importance des relations avec les fournisseurs et des achats dans la crise des semi-conducteurs.
00:17:02 La nécessité pour les achats d’une évaluation quantitative des risques et d’une collaboration en ingénierie rigoureuse.
00:20:02 Tirer des enseignements des crises précédentes des semi-conducteurs et leurs implications pour les industries traditionnelles.
00:21:49 Un problème culturel profond avec des entreprises restant dans leur zone de confort.
00:22:35 Analyse de la fermeture des usines automobiles en 2020 et de son impact sur l’approvisionnement en semi-conducteurs.
00:24:14 Les défis de l’investissement dans la capacité de production de semi-conducteurs et le maintien d’un équilibre.
00:26:20 De nouvelles stratégies d’achats et la négociation d’instruments financiers complexes pour plus de flexibilité.
00:29:56 L’importance de collaborer avec les fournisseurs et de leur donner un contrôle maximal lors du développement du produit.
00:31:42 L’importance de tirer parti des informations fournies par les fournisseurs pour l’intelligence économique.
00:33:08 Les entreprises technologiques qui considèrent les couches inférieures comme des commodités et la possible substitution des fournisseurs.
00:35:52 Le succès d’Apple et sa dépendance envers des composants standardisés.
00:37:06 L’accent mis par Apple sur la différenciation de ses produits grâce à la puissance de calcul.
00:38:26 La relation symbiotique entre Apple et TSMC.
00:39:14 Discussion sur le choix par Apple de l’architecture ARM et ses implications futures.
00:41:38 L’importance des relations fournisseurs à long terme et d’apprendre du déclin d’Intel.
00:42:19 Faire face à des circonstances imprévues dans la supply chain et l’importance de l’interaction humaine.
00:43:00 Analyse de la crise des semi-conducteurs dans l’industrie automobile en 2021.
00:43:54 Conclusion et remerciements à l’invité pour le partage de ses idées.

Résumé

Dans une interview, les experts en achats Joannes Vermorel et Christian Schuh discutent de la sous-estimation des achats et de la gestion de la supply chain. Les PDG allouent généralement seulement 1 % de leur temps aux achats, bien que ceux-ci représentent plus de la moitié du budget d’une entreprise. La conversation met en avant la nécessité d’une approche holistique de la gestion de la supply chain et l’importance de construire des relations avec les fournisseurs. Ils abordent la crise des semi-conducteurs, suggérant que les entreprises investissent dans leurs équipes d’achats et établissent de meilleures relations avec leurs fournisseurs pour optimiser la supply chain. La discussion souligne également la relation mutuellement bénéfique entre Apple et TSMC, insistant sur l’importance de solides relations avec les fournisseurs.

Résumé Étendu

Dans l’interview, l’animatrice Nicole Zint aborde le sujet des achats avec Joannes Vermorel, fondateur de Lokad, une société de logiciels spécialisée dans l’optimisation de la supply chain, et Christian Schuh, directeur général et associé principal chez Boston Consulting Group. Schuh est également l’auteur du nouveau livre “Profiter de la Source”.

Schuh commence en partageant son parcours dans les achats, en commençant par un projet chez Mercedes-Benz en 1995. Il a eu l’opportunité de travailler avec l’équipe qui a inventé le global sourcing chez General Motors. Au cours des 15 années suivantes, Schuh a travaillé dans l’industrie automobile à travers le monde. Il s’est ensuite tourné vers le secteur technologique entre 2011 et 2018, collaborant avec des fabricants de PC aux États-Unis et des fournisseurs tels que Foxconn. Aujourd’hui, Schuh se concentre sur l’assistance aux entreprises des secteurs automobile, ingénierie et défense. Il anime également une chaîne YouTube intitulée “Procurement in the Park”.

La discussion aborde le fait que les achats sont souvent sous-estimés et que les PDG ne consacrent généralement qu'1 % de leur temps à ce domaine, alors que plus de la moitié du budget d’une entreprise pourrait y être allouée. Schuh attribue cela à deux facteurs : l’éducation et la culture. Les PDG, notamment dans le monde anglo-saxon, ont généralement un parcours issu des écoles de commerce, où l’accent est mis principalement sur la finance, le marketing et les ventes. Par conséquent, ils n’ont peut-être pas d’expérience directe des achats.

De plus, Schuh souligne que la culture populaire, à travers des émissions télévisées, des livres et des films, a tendance à glorifier les rôles de la finance, du marketing et des ventes, tandis que les achats restent souvent méconnus. Il n’existe aucun blockbuster hollywoodien mettant en scène des responsables des achats en tant que héros ou méchants, ce qui renforce l’idée que les achats sont sans importance.

Schuh estime que les PDG devraient consacrer 20 à 25 % de leur temps aux achats au lieu de l’actuel 1 % (soit l’équivalent de sept minutes par jour). Il convient que les achats représentent un aspect critique des opérations commerciales et devraient recevoir plus d’attention de la part de la direction générale.

L’importance de la gestion de la supply chain et des achats pour les entreprises. Ils ont évoqué la manière dont ces fonctions sont souvent sous-estimées et nécessitent l’attention du PDG, même s’il peut ne pas être possible pour ce dernier de se concentrer sur tous les aspects. Vermorel a suggéré qu’un PDG pourrait remédier à ce problème en construisant une forte image de marque employeur et en attirant des talents de premier plan pour occuper ces postes. Schuh a ajouté qu’il est important de différencier ce qui peut être résolu par la logique de ce qui nécessite de bâtir des relations, en particulier avec les fournisseurs. Ils ont également discuté du rôle du Chief Procurement Officer (CPO), qui devrait se voir confier la responsabilité de bout en bout de l’ensemble du cycle de vie du produit afin d’intégrer l’innovation des fournisseurs dès le début du processus. Vermorel a souligné que les équipes d’achats devraient être étroitement intégrées dans l’analyse des risques de l’entreprise, mais la culture et le manque d’analyse quantitative sont autant d’obstacles à cet objectif. La conversation a mis en avant la nécessité d’une approche holistique de la gestion de la supply chain et des achats pour stimuler une croissance rentable, plutôt que de se concentrer uniquement sur la moindre dépense.

Ils discutent de la crise des semi-conducteurs et de son impact sur l’industrie de la supply chain. Vermorel explique que deux problèmes majeurs dans l’optimisation de la supply chain sont l’évaluation quantitative des risques et l’ingénierie rigoureuse, qui nécessitent des équipes d’achats talentueuses. Cependant, de nombreuses entreprises peinent à renforcer les compétences de leurs équipes d’achats pour atteindre ces objectifs. Schuh ajoute que les entreprises ont tendance à déléguer l’interface avec l’écosystème technologique à des acteurs tierbanza et à leur laisser le soin de sélectionner les semi-conducteurs à utiliser. Cela se traduit par une multitude ingérable de semi-conducteurs pour les constructeurs automobiles en période de crise. Il suggère de mesurer les indicateurs clés de performance et d’automatiser le processus de sélection des fournisseurs. Schuh insiste également sur l’importance de recruter des équipes d’achats talentueuses capables de réaliser des analyses quantitatives des risques et de collaborer sur l’ingénierie rigoureuse. Globalement, l’interview souligne la nécessité pour les entreprises d’investir dans leurs équipes d’achats et d’établir de meilleures relations avec leurs fournisseurs afin d’optimiser leur supply chain.

La discussion portait sur l’importance de bâtir des relations avec les fournisseurs. Ils ont convenu que l’intégration des fournisseurs dans le cycle de développement du produit est cruciale et que prêter attention à leurs conseils peut apporter une précieuse intelligence du marché. Cependant, Christian a souligné la nécessité de contrôle et de concurrence pour l’emprise de l’esprit exécutif au niveau des fournisseurs, indiquant que les entreprises gagnent lorsque les personnes clés chez leurs fournisseurs pensent davantage à leur activité plutôt qu’à celle de leurs concurrents. Il a également mentionné que les entreprises devraient être prêtes à donner à leurs fournisseurs un contrôle maximal, car c’est souvent ainsi que se développent les entreprises technologiques. Joannes a ajouté que la perspicacité que peuvent apporter les fournisseurs est inestimable, et qu’il s’agit d’une position gagnante s’ils peuvent penser davantage à une entreprise qu’aux concurrents. Ils étaient tous deux d’accord sur le fait que l’établissement de relations personnelles avec les fournisseurs est la clé du succès, et Joannes a noté qu’un PDG qui construit cette relation témoigne d’un engagement élevé. Christian a fait remarquer que les entreprises performantes sont souvent agressives dans la standardisation des couches situées en dessous d’elles, tout en maintenant des relations étroites avec certains fournisseurs sélectionnés. Apple a été cité en exemple comme une entreprise ayant réussi dans cette approche, utilisant des composants standardisés pour innover et créer des produits uniques. Christian a également mentionné que l’accent récent d’Apple sur la différenciation par la puissance et la capacité de la batterie a été déterminant pour son succès. Bien qu’il y ait eu quelques désaccords sur le fournisseur qu’Apple utilise pour ses puces, il a été souligné que la relation est mutuellement bénéfique.

La discussion tourne autour de l’importance de la relation entre Apple et TSMC, et de la manière dont elle affecte leurs activités respectives. Les intervenants soulignent qu’Apple dépend fortement de TSMC pour la production de puces et que TSMC bénéficie d’avoir Apple comme client majeur. On dit que les deux entreprises entretiennent une relation symbiotique, et aucune ne peut se passer de l’autre.

La conversation aborde également les différences entre la relation d’Apple avec TSMC et celle de Microsoft avec Intel, ainsi que l’importance de choisir une architecture standardisée pour les produits d’une entreprise afin de permettre la flexibilité et de potentielles évolutions futures. L’importance de relations solides avec les fournisseurs est également soulignée, compte tenu des circonstances imprévisibles pouvant affecter la supply chain. La perte de 10 millions de véhicules en 2021 dans l’industrie automobile due aux ruptures de stock de semi-conducteurs est donnée à titre d’exemple, et il est suggéré que de meilleures relations avec les fournisseurs peuvent aider les entreprises à mieux surmonter de telles disruptions. L’interview se termine par des remerciements aux participants et la promesse de futurs épisodes.

Transcription Complète

Nicole Zint : Fantastique, merci beaucoup encore d’être parmi nous aujourd’hui. Je veux entrer directement dans le vif du sujet. L’une des choses que vous mentionnez dans votre livre est qu’un PDG consacre généralement environ 1 % de son temps aux achats, alors qu’il arrive souvent que plus de la moitié du budget d’une entreprise soit affectée aux achats. Pourquoi les achats sont-ils devenus aussi fondamentalement indignes de l’attention d’un PDG, et quelles différences ou changements proposeriez-vous pour cette répartition du temps du PDG ?

Christian Schuh : Je pense que cela s’explique par des raisons éducatives et culturelles. Surtout dans le monde anglo-saxon, les PDG sont généralement diplômés d’écoles de commerce. Si l’on réfléchit à ce qui est enseigné dans ces écoles, c’est la finance, le marketing et les ventes. C’est pratiquement tout. Peut-être que cela a changé avec la pandémie et la crise de la supply chain, mais les cohortes actuelles de PDG n’ont pas eu cette expérience. Ils ont probablement lancé leur carrière dans la finance, le marketing et les ventes, et c’est leur expérience, donc ils n’ont jamais vraiment connu les achats de première main. Si l’on regarde la télévision, les livres et les films, cela n’aide pas non plus. On a “Mad Men” et “The Wolf of Wall Street”, mais je ne connais aucun blockbuster hollywoodien où le héros ou le méchant serait un CPO, ce qui n’aide pas non plus. Nous avons réfléchi à ce que serait la répartition du temps adéquate. Un pour cent, d’ailleurs, se traduit par sept minutes par jour, ce qui est définitivement insuffisant. Notre recommandation aux PDG serait de consacrer 20 à 25 % de leur temps aux fournisseurs et aux achats.

Joannes Vermorel : Je suis d’accord pour dire que les achats sont souvent négligés et sous-estimés dans de nombreuses organisations.

Nicole Zint : La supply chain est sous-estimée, tout comme le digital et d’autres aspects des affaires. Pensez-vous que les PDG devraient consacrer plus de temps à ces domaines, ou existe-t-il une autre manière d’aborder ces problèmes ?

Joannes Vermorel : Je pense qu’il y a tellement de choses qui requièrent l’attention du PDG qu’il faut une méta-solution, quelque chose qui traite ce type de problèmes. Mon approche serait de se concentrer sur l’image de marque employeur pour attirer de meilleurs talents pour ces postes. Par exemple, Apple a réussi à recruter des talents exceptionnels, y compris un Chief Procurement Officer talentueux qui est finalement devenu le successeur de Steve Jobs. Attirer d’excellents talents, même pour des postes quelque peu peu attractifs, est selon moi ce que devrait faire un PDG, plutôt que de consacrer 20 % de son temps aux achats.

Nicole Zint : Vous pensez donc davantage à consacrer du temps au processus de recrutement ?

Joannes Vermorel : Si nous attribuons 20 % pour les achats, le digital, les ventes et le marketing, il ne reste que 100 % du temps du PDG à répartir. C’est très difficile. Je pense que le marché demande beaucoup aux hauts dirigeants, et je suis plus axé sur la manière de rendre cela moins exigeant pour eux. L’entreprise devrait être capable de fonctionner même si la direction générale n’est pas composée de héros.

Nicole Zint : Christian, qu’en pensez-vous ?

Christian Schuh : Je pense qu’il faut distinguer ce qui peut être résolu par la logique et ce qui doit être abordé par le biais des relations. Le digital, par exemple, peut être résolu principalement par la logique. Dans ce cas, il suffit probablement que le PDG trouve un leader talentueux capable de remplir ce rôle et de lui faire un compte-rendu des avancées.

Nicole Zint: Soutenue par le CEO, mais peut-être que l’on n’a pas besoin du CEO autant pour construire des relations. Je pense que c’est différent lorsqu’on parle des clients, surtout dans un environnement B2B, peut-être pas autant en B2C. Mais en B2B, les clients exigent sans aucun doute de voir le CEO, n’est-ce pas ? Quand cela est nécessaire lors d’événements spéciaux, et je pense que c’est pareil pour les achats. Ainsi, les achats ne peuvent pas être résolus par la seule logique. Ils dépendent fortement de la relation. Pas avec tout le monde, n’est-ce pas ? Je veux dire, une entreprise manufacturière discrète typique compte des milliers de fournisseurs de matières premières. Nous ne demandons donc pas au CEO de passer du temps avec tous ces fournisseurs, mais la demande ici est que le CEO consacre du temps de qualité aux fournisseurs qui comptent.

Christian Schuh: Exactement, et les fournisseurs qui comptent se divisent essentiellement en deux catégories. L’une est facile à trouver, ce sont les fournisseurs clés actuels. Encore une fois, en règle générale, dans les industries manufacturières discrètes, 20 à 40 fournisseurs représentent la moitié des dépenses. C’est gérable, et peut-être que tous ne sont pas super importants. Mais il y a ensuite un autre groupe de fournisseurs super importants avec lesquels l’entreprise n’a peut-être pas encore de relation commerciale aujourd’hui, mais qui seront super importants pour l’avenir. Prenez par exemple une entreprise automobile, un constructeur de voitures. Si vous regardez leurs plus grands fournisseurs actuels, beaucoup d’entre eux seront en quelque sorte impliqués dans les moteurs à combustion interne, n’est-ce pas ? Et nous savons que ce n’est pas l’avenir. L’avenir appartient à une classe de fournisseurs complètement différente. Ce que nous recommandons et exigeons donc des CEOs, c’est de construire des relations solides avec les CEOs des fournisseurs importants aujourd’hui ainsi qu’avec ceux qui seront super importants demain.

Construisez ces relations, mais en étroite coordination avec les achats, avec une forte alignement vertical et horizontal entre les fonctions. Il ne s’agit donc pas de passer de temps en temps avec l’autre CEO sur un terrain de golf pour discuter de quelque chose, mais de faire quelque chose orchestré par le CPO. Et juste un point de plus, si l’on regarde la crise des semi-conducteurs, je pense que les CEOs l’ont appris à la dure. Ils appelaient des entreprises super importantes fabriquant des semi-conducteurs avec lesquelles ils n’avaient aucune relation, et soudain ils se sont retrouvés dans la posture d’un mendiant, chapeau à la main, demandant des pièces, et ce n’est pas bon.

Nicole Zint: Je veux poser une question ou approfondir l’importance de la simple relation humaine entre les fournisseurs et l’équipe d’achats. Et avant d’en arriver là, je veux également mentionner le rôle du CPO, le Chief Procurement Officer. Vous avez aussi mentionné que le CPO devrait se voir confier la responsabilité de l’ensemble du cycle de vie du produit, de bout en bout. Si cette responsabilité lui était donnée, comment cela affecterait-il son comportement ou le ferait-il évoluer ?

Christian Schuh: Actuellement, si vous regardez les entreprises des industries manufacturières discrètes, l’ingénierie détermine comment le produit devrait se présenter. Ensuite, les achats interviennent et on leur demande essentiellement de trouver un bon prix pour cela. Par exemple, si l’on revient à l’industrie automobile, dans le cadre de l’évolution graduelle du moteur à combustion interne, cela peut aller. Probablement pas l’idéal, mais en même temps, cela ne vous tuera pas, et vos concurrents font exactement la même chose.

Nicole Zint: Mais maintenant, nous sommes dans cette transition où soudainement nous passons aux motorisations électriques et à la conduite autonome, si bien qu’il faut intégrer beaucoup d’électrique et d’électronique dans l’entreprise. Alors je vous demande, quel miracle a permis aux ingénieurs de devenir soudainement de classe mondiale dans ce domaine tout à fait nouveau ? Cela ne s’est probablement pas produit, donc si nous suivons ce modèle, nous produirons des produits médiocres. Il est super important, si nous voulons exploiter l’innovation des fournisseurs, d’intégrer l’innovation de l’offre très tôt dans le cycle de vie du produit. En gros, dès que les responsables marketing produit et les ingénieurs commencent à penser à un nouveau produit, les achats doivent être là pour guider le processus.

Christian Schuh: Je veux dire, avec cela, le CPO passerait d’une position marginale au sein de l’entreprise à une position super centrale avec un mandat différent et bien plus large. Dans l’ancien monde, on attendait des achats qu’ils assurent des coûts bas, et dans le nouveau monde, on attend des achats qu’ils engendrent une croissance profitable, ce qui sonne similaire mais est en réalité tout autre chose. La croissance profitable signifie que le CPO s’assure que l’entreprise fournit les bons produits avec la bonne innovation venant du bon fournisseur.

Nicole Zint: Joannes, que pensez-vous de cette croissance profitable par rapport au simple coût le plus bas ?

Joannes Vermorel: Si je revois un peu les éléments, c’est intéressant, car pour moi, si je regarde l’industrie automobile et leurs problèmes liés aux achats de semi-conducteurs, je constate qu’en 2020, un grand nombre de constructeurs automobiles aux États-Unis et en Europe ont essentiellement annulé leurs créneaux pour les fonderies, ces entreprises manufacturières, pensant que le marché automobile se contracterait avec les confinements. Cela ne s’est pas produit, et leur analyse stratégique s’est avérée manifestement incorrecte. Une fois que vous abandonnez un créneau, la fonderie l’attribue à une autre entreprise, et il existait de nombreux autres besoins pour plein d’autres choses. Ainsi, lorsqu’ils se sont rendu compte que le marché ne s’arrêtait pas, ils ont voulu récupérer leurs créneaux, mais ils avaient tous disparu.

Ici, nous touchons au besoin pour les achats d’une intégration très étroite dans l’analyse des risques de l’entreprise. Et nous avons un problème de culture, car je ne vois pas les équipes d’achats réaliser des analyses de risques détaillées et quantitatives. Cela fait partie à la fois de la culture et de la complexité. À l’heure actuelle, une voiture compte environ 50 processeurs, il y a donc un degré de complexité élevé, et vous pouvez vous retrouver avec une douzaine de fournisseurs. Les outils et l’instrumentation de ces processus font largement défaut. Voilà le problème d’avoir quelque chose de très axé sur la relation – l’analyse rigoureuse et quantitative des évaluations des risques, comme ce risque que vous créez si vous décidez d’abandonner votre créneau. J’ai vu très peu d’entreprises capables d’évaluer ces éléments de manière quantitative, afin de pouvoir prendre des mesures drastiques en coupant l’approvisionnement.

Nicole Zint: Quelque chose à propos de cette analyse quantitative, qui est ce dont nous avons besoin pour réactiver ce créneau, que va-t-il se passer ? Ce n’est pas quantifié. Et ainsi, toute cette industrie s’est rendu compte, essentiellement 12 mois plus tard, qu’ils avaient abandonné leurs créneaux et que beaucoup d’autres personnes, principalement l’industrie du jeu vidéo et celle du minage de crypto, avaient volontiers repris tous ces créneaux pour ces fonderies en Asie. C’est vraiment une partie du problème.

La deuxième partie concerne les achats, lorsque vous commencez à intégrer les achats dans la conception même du produit. Soudain, vous faites face à un problème de culture, celui où les achats deviennent non seulement un problème d’ingénierie pure, mais aussi un problème de relation avec les fournisseurs. Votre contribution doit aller au cœur du produit afin que celui-ci soit conçu différemment, pour que vous puissiez obtenir le fournisseur ou la solution la moins chère.

Joannes Vermorel: Je constate que ces deux aspects, l’évaluation quantitative des risques et la collaboration poussée en ingénierie, requièrent des équipes d’achats composées de personnes très talentueuses. Soudain, il ne s’agit pas d’avoir des personnes capables de se montrer coriaces, mais d’avoir des personnes très intelligentes sur le plan technique. Pour la plupart des entreprises, je crois que l’un des défis est que les équipes d’achats ne sont pas de brillants ingénieurs talentueux capables de réaliser des analyses quantitatives sophistiquées des risques, et elles ne sont pas du genre à pouvoir effectuer une ingénierie ad hoc pour identifier le point générateur des plus grandes économies. Je ne dis pas que ce n’est pas la bonne voie, je dis simplement qu’il y a tout un défi à relever pour monter en compétences afin d’atteindre ces objectifs.

Christian SCHUH: Parlons de gestion des risques et d’analyse quantitative en nous en tenant à la crise des semi-conducteurs. Ce qui est incroyable, c’est que ce n’est pas la première crise des semi-conducteurs. Elle survient tous les trois à cinq ans. La précédente était en 2018, bien que moins sévère que celle-ci. Maintenant, il faut se demander, qu’ont appris les entreprises de la précédente ? Pour être brutal, je dirais rien. Elles ont appris que la crise passe et que l’on peut ensuite continuer comme avant.

De manière générale, les entreprises des industries traditionnelles, y compris les constructeurs automobiles et presque tout le reste, ont délégué l’interface avec ce nouvel écosystème technologique étrange aux acteurs de tier one. Elles laissaient ces acteurs de tier one sélectionner quels semi-conducteurs utiliser pour une tâche donnée, choisir les fournisseurs, et ces derniers optimisaient selon deux axes : le moindre coût pour eux et la commodité maximale. Le résultat fut un déluge ingérable de semi-conducteurs pour les constructeurs automobiles. Au début de la crise, les constructeurs ne savaient généralement pas quels semi-conducteurs étaient utilisés par leurs fournisseurs et n’avaient aucune relation avec les entreprises qui les fabriquaient. Et maintenant, ils se retrouvaient en difficulté.

Nicole Zint: Dites-nous ce qui s’est passé lors de la crise de la supply chain de 2020.

Christian Schuh: Je crois que les informations étaient en grande partie erronées, et ainsi les constructeurs automobiles jouaient à rattraper leur retard. On pourrait blâmer uniquement les achats pour cette situation, mais je pense que cela va bien plus loin. C’est un problème culturel très profond où les entreprises veulent simplement rester dans leur zone de confort, qui est généralement plus mécanique ou électromécanique. Elles préfèrent externaliser toute la complexité à d’autres entreprises.

Joannes Vermorel: Nous ne sommes pas d’accord avec votre évaluation de la situation. Notre analyse de ce qui s’est passé en 2020 est un peu différente. Les constructeurs ont fermé leurs usines vers avril-mai 2020, puis ont communiqué à leurs fournisseurs qu’ils rattraperaient leur retard au cours de l’année en travaillant durant l’été. Cependant, les fournisseurs ne les ont pas crus. Les CFO de ces fournisseurs étaient préoccupés par la constitution de stocks de semi-conducteurs. Ils ont annulé leurs créneaux, qui ont ensuite été repris volontiers par d’autres entreprises.

À notre avis, cela relève à la fois d’un problème d’analyse de données et d’un problème de relation. Quel est le niveau de confiance entre l’OEM et ses fournisseurs ? Nous revenons ainsi à la question des relations. Le problème était le risque de stocks, où le fournisseur tier one avait la possibilité de continuer à acheter des semi-conducteurs. Il lui manquait de bonnes options, car vous avez tout à fait raison au sujet des crises successives dans l’industrie des semi-conducteurs.

La raison fondamentale de cela est assez simple. L’investissement nécessaire pour disposer d’une capacité de production dans l’industrie des semi-conducteurs est absolument gigantesque. Par exemple, TSMC a annoncé qu’ils investiront 500 milliards de dollars au cours des 10 prochaines années. Les investissements sont énormes. Une fois que vous disposez des produits, ils sont relativement peu coûteux à produire, mais il faut réserver la capacité. Sinon, quelqu’un d’autre interviendra et la prendra pour vous.

Dans le cas de l’industrie automobile, notre analyse rejoint la vôtre. Le problème était le stock chez le fournisseur tier one. Comment partager le risque de détenir ce stock ? Les constructeurs automobiles fermaient leurs usines indéfiniment, et le fournisseur tier one se retrouvait à assumer tout le risque sans aucune récompense. Il n’était en aucune manière rémunéré par le constructeur pour préserver l’option de redémarrer à tout moment. Il y avait un problème de négociation du prix de l’optionnalité. Ici, nous entrons dans le domaine de l’analyse quantitative du risque, qui est réalisée en finance en permanence.

Nicole Zint: Vous pouvez acheter des options, vous savez, le fait que je puisse ou non faire quelque chose, et mon hésitation a un prix. Mais il s’agit d’une négociation très sophistiquée. Soudainement, il ne s’agit plus des achats à l’ancienne — donnez-moi le prix le plus bas par unité et peut-être une MOQ (quantité minimale de commande). Il s’agit de négocier des options, un instrument financier relativement complexe, pas super complexe, mais plus complexe, et cela nécessite peut-être de nouvelles catégories d’équipes d’achats. Ce n’est pas le même niveau de jeu qui se pratique en matière d’achats lorsque l’on aborde la négociation d’options et la planification de nombreux scénarios pour s’assurer que vos fournisseurs sont correctement incités à couvrir non pas un seul scénario, mais bien plusieurs.

Joannes Vermorel: Je pense que cela comporte à nouveau un angle analytique que vous avez évoqué, mais c’est également un angle relationnel. Imaginez donc la discussion entre CEOs que j’ai décrite précédemment. Si les CEOs des constructeurs automobiles entretiennent une très bonne relation avec les CEOs des principaux fournisseurs, le top tier actuel de fournisseurs qui représente la moitié de cette demande, qui sont probablement ceux qui fournissent les semi-conducteurs, et qu’ils concluent ensuite un accord en ces termes : “D’accord, nous ne vous imposerons pas toutes ces négociations et récompenses commerciales. Nous fonctionnerons sur le long terme et nous vous inciterons en fonction de la performance de notre entreprise.” Ainsi, en s’assurant que nous puissions vendre les meilleurs produits au prix le plus élevé et en volume maximal à nos clients. Nous vous inciterons pour cela, n’est-ce pas ? Et peut-être que les acteurs de tier one auraient adopté une approche différente en 2020, en disant : “D’accord, pour ces entreprises, ces clients avec lesquels nous avons cet arrangement, nous continuons à stocker des semi-conducteurs même s’ils ont oublié de nous en informer.”

Nicole Zint: Donc, en parlant de cette approche à l’ancienne envers les fournisseurs, qui consiste essentiellement à jouer dur et ne viser que les fournisseurs les moins chers, est-ce toujours une mauvaise stratégie, Christian?

Christian Schuh: Non, je pense que tu peux le faire correctement. Les gens me prennent parfois pour quelqu’un de trop indulgent avec tous les fournisseurs ou de trop collaboratif avec tous les fournisseurs. Je dis presque le contraire, non ? Je dis qu’il faut identifier parmi vos fournisseurs ceux qui font vraiment la différence, et leur nombre est restreint. Il s’agit probablement des 30 ou 40 dont j’ai parlé aujourd’hui, et peut-être du même nombre de fournisseurs qui seront super importants à l’avenir. Mais cela dit, je veux aussi dire que tous les autres n’ont vraiment pas d’importance. Vous ajustez donc votre relation avec le fournisseur en fonction de son importance, et vous adoptez un comportement totalement transactionnel avec tous les autres. Faisons quelque chose de très simple : nous mesurons des KPI. Quelle est la performance en termes de prix ? Quelle est la performance en termes de livraison ? Quelle est la performance en termes de qualité ? Quelle est leur performance en matière de durabilité, ou autre ? Nous mesurons cela. Donc, s’ils progressent sur les KPI, ils obtiennent une plus grande part de l’activité. S’ils reculent, ils obtiennent une part moindre. C’est tout, pas de négociation, rien, aucune interaction, aucune interaction humaine, rien. Vous pouvez automatiser cela complètement.

Et puis, pour revenir à l’embauche de talents exceptionnels dans les achats, si vous éliminez la saisie de formulaires et l’utilisation de systèmes, qui est vraiment ennuyeux, nous pouvons nous concentrer sur ce qui compte réellement.

Nicole Zint: Automatisez tout cela et vous aurez alors des joueurs vedettes qui changent véritablement l’environnement de l’entreprise avec les fournisseurs qui comptent. Vous avez également mentionné qu’il est important de joindre vos forces avec vos fournisseurs afin qu’ils fassent partie de votre cycle de développement de produit. En fait, lorsque vous faites cela, quel niveau de contrôle devriez-vous accorder à vos fournisseurs ?

Christian SCHUH: Contrôle maximal. Mais gardez à l’esprit, nous parlons de ceux qui comptent. Au final, il s’agit d’une compétition pour l’adhésion exécutive chez les fournisseurs. Vous gagnez si les personnes clés chez vos fournisseurs passent plus de temps à penser à votre activité plutôt qu’à celle de vos concurrents. Impliquez-les dès le début, assurez-vous de les écouter et sollicitez leurs conseils. Si vous dites, “Je veux lancer ce produit”, écoutez-les lorsqu’ils expriment des inquiétudes parce qu’ils travaillent avec d’autres entreprises. Vous pouvez récolter des renseignements de marché en écoutant vos fournisseurs. De plus, dites-leur que s’ils performent, ils bénéficieront automatiquement de l’activité suivante. Par exemple, les entreprises tech rencontrent leurs fournisseurs chaque trimestre avec des engagements de haut niveau et des couloirs de pilotage. Il y a un très large couloir pour l’approvisionnement principal, puis peut-être un ou deux couloirs plus restreints pour les autres fournisseurs. Les A-players savent que s’ils performent, ils auront l’activité. C’est ainsi que des entreprises comme Foxconn sont passées d’un fournisseur de connecteurs à une entreprise de 200 milliards de dollars.

Nicole Zint: Joannes, que penses-tu de ce que dit Christian ? Quel niveau de contrôle devrait être accordé aux fournisseurs ?

Joannes Vermorel: Je pense que les informations que vos fournisseurs peuvent vous fournir sur le marché sont très pertinentes. C’est une forme d’intelligence concurrentielle inestimable parce qu’il s’agit littéralement de connaissances d’initiés. Je suis donc tout à fait d’accord pour exploiter cela au maximum. Je conviens également que si vous parvenez à faire en sorte que vos fournisseurs pensent davantage à vous plutôt qu’à leurs autres clients, c’est une position gagnante. D’ailleurs, je pense que cela est également vrai pour les logiciels, et pas seulement pour le matériel. Si vous pouvez faire cela avec des vendeurs de logiciels d’entreprise qui sont une sorte de fournisseurs, et si ces personnes peuvent penser à votre cas d’utilisation plutôt qu’aux autres cas dont ils disposent, c’est vraiment stratégique. Par ailleurs, faire en sorte que le PDG établisse des relations personnelles est le genre de chose qui ne peut se réaliser sans une démonstration d’engagement de très haut niveau.

Maintenant, ce qui est aussi très intéressant, c’est que quand j’observe les entreprises tech, elles jouent à ce jeu, mais en même temps, elles sont incroyablement agressives et réussissent à assurer la commoditisation des couches situées en dessous d’elles. Par exemple, Microsoft a essentiellement complètement commoditisé l’industrie du PC. Il y avait IBM qui gérait toute la chaîne, puis Microsoft est intervenu.

Nicole Zint: Joannes, nous constatons que de grandes entreprises comme Microsoft et Apple ont réussi à commoditiser leurs supply chain. Pouvez-vous préciser comment elles ont réalisé cela ?

Joannes Vermorel: Oui, Microsoft et Apple ont réussi à commoditiser leurs supply chain pour leur plus grand bénéfice. Par exemple, Microsoft entretenait une relation solide avec de nombreux vendeurs, et leur système d’exploitation est devenu une norme. De même, Apple se concentre désormais sur ses processeurs ARM, ce qui leur donne la flexibilité de changer de fournisseurs s’ils le souhaitent. Ils peuvent être impitoyables dans leur approche, et ils peuvent potentiellement éliminer leurs fournisseurs si nécessaire. Cette stratégie d’organiser une commoditisation en dessous d’eux est très puissante.

Nicole Zint: Ainsi, alors que ces entreprises commoditisent leurs supply chain, comment cela affecte-t-il la position des fournisseurs et les relations entre les entreprises ?

Joannes Vermorel: Lorsque des entreprises comme Apple et Microsoft recourent à ces tactiques, cela peut créer un sentiment de vulnérabilité chez leurs fournisseurs. Ceux-ci peuvent craindre de se retrouver dans une position faible où ils pourraient être remplacés à terme en raison de la standardisation et de la commoditisation. Cela peut engendrer des tensions dans les relations entre les entreprises et leurs fournisseurs.

Nicole Zint: Christian, tu as mentionné dans ton livre que la clé du grand succès d’Apple réside dans le fait qu’ils placent leurs fournisseurs au cœur de leur activité. Quel rôle leur a joué leur avancée technologique dans leur succès, en particulier dans l’industrie du PC ?

Christian Schuh: Le succès d’Apple dans l’industrie du PC peut être attribué à leur capacité à configurer des composants standardisés de manière innovante, donnant ainsi lieu à des produits uniques. Ils se concentrent sur le design industriel et possèdent l’ensemble de la tech stack, ne dépendant pas d’entreprises comme Microsoft pour le système d’exploitation. L’utilisation de composants relativement standardisés, tels que la mémoire, les connecteurs et les modules de caméra, leur permet de redoubler leurs efforts là où la valeur se crée vraiment.

Récemment, Apple s’est concentré sur la différenciation de ses produits par la puissance de calcul qu’ils offrent par rapport à la capacité de la batterie. Ils ont réussi à le faire avec l’iPhone et, plus récemment, avec leurs ordinateurs portables MacBook, qui utilisent désormais les puces de la série M.

Cependant, je suis en léger désaccord avec Joannes sur la manière dont ils traitent leurs fournisseurs. Alors qu’Apple cherchait initialement divers fournisseurs comme Samsung et TSMC, ils se sont montrés plus constants dans leur choix de fournisseurs depuis autour de 2015 ou 2016.

Nicole Zint: Le faire exclusivement avec TSMC constitue une relation mutuellement très bénéfique, n’est-ce pas ? Ainsi, TSMC, comme je l’ai dit, a investi 40 milliards de dollars en capex l’année dernière, et ils peuvent le faire parce qu’ils bénéficient de ce flux de revenus fiable provenant d’Apple. Apple a un accès privilégié aux dernières technologies de process, actuellement c’est cinq nanomètres, et très bientôt ce sera quatre ou trois nanomètres, et il s’agit d’une relation totalement symbiotique. Je ne crois pas qu’Apple puisse se détacher de TSMC sans causer d’énormes dégâts à leur activité, et en même temps, TSMC ne peut laisser tomber Apple sans causer d’énormes dégâts. Donc, à l’heure actuelle, ces deux sont mariés l’un à l’autre, et je ne vois pas cela prendre fin de sitôt.

Joannes Vermorel: Oui, mais voyez-vous, l’une des différences, si je puis dire, par exemple, entre Apple TSMC et Microsoft Intel, c’est qu’en choisissant le jeu d’instructions ARM pour le CPU, ils se placent dans une situation où il existe d’autres fabricants pour le même jeu d’instructions. ARM ne fait que fournir le plan directeur pour les puces ARM, mais fondamentalement, ce sont d’autres entreprises qui produisent ces puces. Ainsi, si nous envisageons plus loin, ils se retrouvent avec un CPU basé fondamentalement sur le jeu d’instructions ARM, avec une demi-douzaine d’autres entreprises qui peuvent potentiellement intervenir. Ce n’était pas le cas pour Microsoft et Intel. Il a fallu qu’AMD copie essentiellement le jeu d’instructions d’Intel et produise des puces compatibles avec Intel pour que cela se produise. Avec ARM, ce qui est intéressant, c’est que vous disposez dès le départ d’une demi-douzaine d’entreprises qui fabriquent ces puces ARM.

Donc, Apple a opté pour le meilleur en termes de puces grâce au plan directeur, mais quelle finesse pouvez-vous y apporter ? Effectivement, c’est TSMC. Mais je vois aussi un élément d’impitoyabilité, qui consiste à opter pour une architecture standardisée, indépendamment du fabricant de puces, afin qu’en fin de compte, dans 10 ou 20 ans, vous puissiez potentiellement changer d’avis. Et cela se produit pratiquement à tous les niveaux. Donc oui, plongez en profondeur avec un fournisseur, tout en pensant déjà 10-20 ans à l’avance à l’éventualité où vous souhaiteriez vous détacher.

Au fait, Microsoft a en réalité essayé, avec Windows RT, de se détacher du jeu d’instructions d’Intel, mais cela n’a pas fonctionné. Ils avaient un écosystème trop interconnecté avec lui, et Windows RT fut un échec commercial. Je ne suis pas certain que beaucoup de gens s’en souviennent même ; c’était il y a environ cinq ans. Néanmoins, je suis d’accord avec toi sur l’importance de la relation. Mais il y a, encore une fois, je crois que ce que peut apporter une équipe d’achats incroyablement intelligente, c’est qu’elle peut aussi jouer sur le long terme, ce qui représente la relation super rentable pour les cinq prochaines années, puis, dans 20 ans, les voies se présentent si soudainement vous vous retrouvez avec une entreprise qui a perdu de son avance, un peu comme Intel, qui était vraiment l’entreprise leader du côté matériel à la fin des années 90, mais qui n’est plus si en pointe 20 ans plus tard.

Nicole Zint: Nous arrivons donc vers la fin de notre épisode, et un peu vers la dernière question ici. Essentiellement, dans des circonstances très imprévisibles, lorsque celles-ci surviennent — et je pense que les deux dernières années en ont parfaitement été l’exemple — et que nous nous retrouvons face à ces soi-disant cas atypiques dans la supply chain, comment une bonne relation avec votre fournisseur peut-elle essentiellement vous sauver dans cette situation ? Quelle est l’importance d’avoir cette interaction humaine avec vos fournisseurs ? En quoi cela vous différencie-t-il des autres entreprises ?

Christian Schuh: Je pense que c’est crucial. Je ne veux pas citer trop de noms, mais si vous regardez l’industrie automobile en 2021, le secteur a perdu 10 millions de véhicules à cause des semi-conducteurs. Si vous examinez, entreprise par entreprise, leurs pertes, il y a quelques entreprises qui ont essentiellement respecté leur plan de production, alors qu’elles évoluent dans le même environnement. Cela vous montre que certaines s’en sortent bien mieux que d’autres. Même si cela se résume à une analyse, à savoir comment mieux faire, et à de meilleures équipes, en fin de compte, cela se réduit, à mon avis, à de meilleures relations avec vos fournisseurs, non seulement vos fournisseurs de premier niveau mais aussi ceux plus bas dans la supply chain.

Nicole Zint: Christian, merci beaucoup d’avoir partagé vos idées et vos points de vue. Cela a été très utile et en effet très intéressant de discuter de ce sujet que vous avez également exposé dans votre livre. Merci d’avoir été avec nous, et merci de nous avoir écoutés. On se retrouve la semaine prochaine.