Ma première expérience professionnelle en supply chain remonte à 2004. À l’époque, j’étais étudiant en informatique à l’Ecole Normale Supérieure (ENS), une université à Paris. Mes intérêts couvraient un large éventail de sujets purement théoriques, pourtant, j’étais également intrigué par l’idée de mettre ces théories à l’épreuve dans la nature. Le plan idéal, pensais-je, serait d’être rémunéré pour une telle entreprise. Cependant, l’argent ne m’intéressait pas tant. Les étudiants de l’ENS recevaient déjà un salaire de l’État - c’est très français - mais il me semblait qu’avoir un sponsor garantirait que je ne perdrais pas entièrement mon temps.

The Bullwhip Job

Ainsi, l’étape suivante fut de trouver un tel sponsor. J’ai commencé à demander autour de moi. Cela s’est avéré être une expérience singulière. En effet, la mission de l’ENS est de former des fonctionnaires qui passeront leur vie au service de l’État. Ma carrière ne s’est pas exactement déroulée comme prévu à cet égard. Ainsi, les demandes de contacts avec le secteur privé étaient mal vues (pour peu dire). Néanmoins, j’ai finalement découvert que l’ENS possédait une junior entreprise “secrète” nommée The Institute of the ENS. Le nom ne laissait présager rien, ce qui, me semble-t-il, était tout l’intérêt. Les junior entreprises sont des organisations à but non lucratif qui offrent des emplois en col blanc de courte durée aux étudiants.

Le premier secrétaire de l’institut, un homme d’âge moyen agréable, m’a reçu. L’institut ne prospérait pas vraiment. Il m’a dit que j’étais le premier étudiant à se présenter depuis des mois et qu’il n’avait aucun emploi à me proposer. Cela fut décevant, alors j’ai insisté. Le premier secrétaire décida que le président honoraire de l’institut serait consulté sur cette affaire délicate.

Il s’est avéré que le président honoraire de l’institut était en réalité le président d’un réseau de distribution alimentaire de plus de 10 milliards d’euros. Quelques jours plus tard, après avoir examiné mon dossier, il m’a proposé un emploi en tant que prestataire dans sa propre entreprise. Les détails, comme la nature exacte de l’emploi, seraient réglés plus tard par d’autres personnes. J’ai accepté, et j’ai immédiatement été pris en charge par son directeur Supply Chain.

Le directeur Supply Chain était un homme occupé. Dans la soixantaine, il était resté vif et en forme. Une initiative massive, menée par un cabinet de conseil de renom, était en cours. Le nom de code de l’initiative était « Bullwhip » en référence à un article apparemment très influent, « The Bullwhip Effect », publié quelques années auparavant. Des équipes françaises s’étaient même envolées vers les USA pour recevoir des séances de coaching spéciales à ce sujet. Naturellement, je ne connaissais rien à cet article. Le directeur m’a rapidement mis au courant et m’a montré quelques données de flux à travers le réseau de distribution.

Alors que je ne connaissais presque rien à la supply chain, il s’est révélé que j’avais un intérêt pour la perception humaine de l’aléatoire. L’un des résultats scientifiques les plus déroutants dans ce domaine d’étude est que les humains sont, en moyenne, très mauvais pour identifier le « bruit statistique ». Nous, les humains, avons une propension considérable à voir des motifs partout.

Ainsi, bien que les fluctuations de flux soient effectivement très marquées, j’ai d’emblée été sceptique quant à leurs causes profondes. J’ai partagé mon scepticisme avec le directeur. Ces fluctuations pouvaient s’expliquer uniquement par l’aléa de la demande, ai-je dit. Je n’étais pas convaincu qu’aucun des quatre facteurs, tels qu’énumérés dans l’article original sur le bullwhip, n’ait grandement contribué aux problèmes rencontrés par le réseau de distribution.

Le directeur n’était pas convaincu, mais il a vu une opportunité pour m’occuper, et surtout pour me tenir éloigné de son emploi du temps déjà chargé. Il m’a demandé si je savais programmer. J’ai répondu que oui. Il a donc commencé à exposer le plan de bataille pour un simulateur que j’allais mettre en œuvre afin de tester cette hypothèse d’aléa. Peu de données étaient en réalité nécessaires, une douzaine de macro-paramètres caractérisant le réseau et son assortiment. La réunion entière avait duré moins d’une heure et on m’a laissé partir.

Quelques semaines plus tard, j’avais mis en place le simulateur, et, ô surprise, il présentait des fluctuations de flux comparables à celles observées sur le terrain. La cause fondamentale était de simples ruptures de stock sur des produits périssables. Les ruptures de stock généraient une petite mais constante pression de synchronisation sur tous les flux, tant des fournisseurs vers les entrepôts que des entrepôts vers les magasins. Faute de contre-pression active, ce qui avait commencé comme de petites vagues aléatoires s’est transformé en de grandes vagues, toujours aléatoires, dans les flux. Une autre réunion fut organisée.

Il a examiné mes résultats avec attention. Il m’a remis en question sur une série de détails d’implémentation. Mes réponses lui semblèrent satisfaisantes. Il m’a chargé de mener quelques contre-expériences avec des hypothèses alternatives. Je suis revenu quelques jours plus tard avec davantage de résultats. La situation globale restait inchangée. Les contre-expériences confirmaient ce que nous attendions tous les deux. Je ne le savais pas encore, mais ce fut la dernière réunion que j’aurais avec lui pendant des années.

Le lendemain, les consultants ont été licenciés, moi y compris. La nouvelle devise était : retour aux fondamentaux.

Cette initiative massive avait été lancée sur la prémisse désormais infirmée selon laquelle, en s’attaquant aux causes profondes de l’effet bullwhip, les conséquences négatives cesseraient ou, du moins, seraient largement atténuées. Ces bénéfices escomptés s’étaient tout simplement évaporés. La direction était furieuse. De leur point de vue, on les avait manipulés. Pour couronner le tout, il n’avait fallu que la contribution accidentelle d’un étudiant pour démystifier l’ensemble. La réaction a été rapide et violente.

De cette expérience, mon premier emploi, je suis reparti avec mon premier chèque de consultance, et la conviction que le Primum non nocere (d’abord, ne pas nuire) ne devait pas être qu’un simple principe médical.