00:00:07 Introduction et le parcours de Muddassir Ahmed.
00:01:39 Les frontières floues entre fournisseurs, clients et concurrents.
00:03:36 Impact du corona-virus sur la supply chain et la dépendance aux fournisseurs.
00:05:20 Stratégies pour minimiser l’impact et maximiser les options.
00:07:40 Les avantages de l’intégration verticale dans la gestion de la supply chain.
00:09:49 La frontière entre concurrents et fournisseurs devient floue.
00:12:24 Défis liés aux supply chain internationales et aux variations de lead time.
00:14:29 Amélioration de la cohérence des fournisseurs avec des approches réactives et stratégiques.
00:15:36 Partage de prévisions et d’informations avec les fournisseurs.
00:17:00 Discussion sur l’importance de comprendre votre rôle dans la consommation des fournisseurs.
00:18:25 Pourquoi entretenir de bonnes relations avec les fournisseurs est crucial pour la réussite des affaires.
00:19:10 Améliorer les relations avec les fournisseurs grâce aux technologies de l’information et au partage de données.
00:20:30 La valeur des discussions informelles et de la précision des prévisions dans les relations avec les fournisseurs.

Résumé

Dans une interview, Kieran Chandler, Joannes Vermorel et Muddassir Ahmed discutent de la maximisation de la valeur extraite des relations avec les fournisseurs et de la navigation dans des supply chain internationales complexes. Ils explorent les frontières floues entre fournisseurs, clients et concurrents, l’impact des places de marché comme Alibaba, ainsi que les effets de la crise du coronavirus sur les supply chain mondiales. Les stratégies pour minimiser la dépendance à la supply chain incluent la maximisation des options, des systèmes informatiques agiles et, quand cela est possible, l’intégration verticale. Les intervenants insistent sur l’importance de relations solides avec les fournisseurs, d’une communication claire et d’un flux de données de haute qualité pour traiter les variations de lead time et assurer le succès dans le monde interconnecté des affaires.

Résumé Étendu

Dans cette interview, Kieran Chandler, l’animateur, s’entretient avec Joannes Vermorel, le fondateur de Lokad, et Muddassir Ahmed, MEA Regional Planning and Operations Manager pour Bridgestone et auteur du blog “The SCM Dojo.” La discussion porte sur la manière dont les entreprises peuvent extraire la valeur maximale des relations avec les fournisseurs et maintenir la confiance au sein de leurs réseaux.

Muddassir Ahmed commence par donner un aperçu de son parcours, qui comprend un diplôme d’ingénieur du Pakistan, un master en production de Suède, et un doctorat à temps partiel du Royaume-Uni. Il mentionne ses recherches sur les cadres de développement des fournisseurs et comment il a déménagé à Dubaï il y a deux ans pour être plus proche de sa famille.

Joannes Vermorel observe que, au cours des deux dernières décennies, les frontières entre fournisseurs, clients et concurrents se sont de plus en plus estompées. Il attribue cela à la montée du le e-commerce, qui permet aux entreprises de vendre directement leurs produits aux consommateurs. Vermorel explique que les fournisseurs peuvent potentiellement devenir des concurrents ou des alliés, selon leur connaissance et leur relation avec l’entreprise. Il note que, bien que le potentiel de coopération ait augmenté, de nombreuses entreprises ont préféré opter pour des places de marché comme Alibaba, où elles ont peu de visibilité sur leurs fournisseurs.

La discussion se tourne ensuite vers les défis auxquels les entreprises sont confrontées en raison d’une dépendance excessive à leurs fournisseurs, comme en témoigne la crise du coronavirus en cours. Ahmed mentionne l’impact économique significatif du virus sur les États-Unis, la Chine et l’Italie, ainsi que son effet sur les supply chain mondiales. Il soutient que constituer des stocks n’est pas une bonne stratégie, car cela induit une demande artificielle, créant un bullwhip effect et des contraintes de capacité.

L’interview explore l’évolution des relations entre les praticiens de la supply chain et les fournisseurs, la complexité croissante de ces relations, ainsi que les défis liés à une dépendance excessive vis-à-vis des fournisseurs. Les participants discutent du potentiel de coopération et de concurrence entre fournisseurs, clients et concurrents, ainsi que des effets des places de marché comme Alibaba sur la connaissance des fournisseurs. Ils évoquent également l’impact de la crise du coronavirus sur les supply chain mondiales et militent contre la constitution de stocks comme stratégie de réaction.

La discussion de l’interview débute avec l’impact des contraintes de la supply chain sur diverses industries. Par exemple, l’industrie électronique a été affectée par le fait que 60 à 70 % des semi-conducteurs proviennent de Chine, et désormais la supply chain est quasiment à l’arrêt. L’industrie du pneu a également rencontré des problèmes avec des pièces provenant de Chine, et la fabrication en Italie a également été impactée.

Lorsqu’on leur demande quelles stratégies les entreprises peuvent adopter pour minimiser l’impact de la dépendance vis-à-vis de la supply chain, l’idée de maximiser les options est présentée. Plutôt que de tenter de prévoir quand et où les problèmes surviendront, les entreprises devraient se préparer à l’inévitabilité des risques. La discussion aborde également les différentes formes que peuvent prendre ces risques, telles que les maladies, les jeux géopolitiques et les problèmes systémiques comme l’immobilisation des avions 737 Max. Le fait de constituer des stocks est mentionné comme une manière d’atténuer certains types de problèmes, mais ce n’est pas une solution pour tous les risques liés à la supply chain.

Pour faire face à ces risques, les entreprises devraient viser des systèmes informatiques plus agiles. Cependant, ce n’est généralement pas le point fort des grandes organisations. Muddassir Ahmed évoque le concept d’intégration verticale, en expliquant qu’Apple, par exemple, a choisi de garder la conception et la technologie en interne tout en externalisant la fabrication à un partenaire stratégique tel que Foxconn. Cette approche a permis à Apple de se concentrer sur ses compétences clés et de confier la fabrication à un partenaire expert en électronique grand public.

Dans certaines industries, cependant, l’intégration verticale peut ne pas être possible. Par exemple, l’industrie du pneu nécessite un processus de fabrication en ligne continue, et le coût d’entrée élevé rend difficile la recherche de fournisseurs stratégiques. En conséquence, l’intégration verticale peut être plus adaptée à certaines industries qu’à d’autres.

La discussion se tourne ensuite vers la frontière floue entre concurrents et fournisseurs. Ce phénomène oblige les entreprises à repenser leur valeur ajoutée et à identifier des domaines de spécialisation. Le 21e siècle a révélé de nombreuses diseconomies d’échelle, et les entreprises doivent reconnaître les avantages de la spécialisation plutôt que de tenter d’être performantes dans tous les domaines. Cela est illustré par Amazon, qui a redéfini les compétences nécessaires pour être un détaillant prospère.

Les intervenants expliquent que les entreprises qui parviennent à ajouter une valeur significative, même si leurs produits semblent similaires à ceux des concurrents, bénéficieront le plus de la frontière floue entre fournisseurs et concurrents. Par exemple, le service de livraison le jour même d’Amazon Prime offre une expérience nettement différente aux clients par rapport à aller dans un centre commercial pour acheter le même produit.

Dans l’interview, l’animateur Kieran Chandler a discuté des défis des supply chain internationales, des variations de lead time des fournisseurs, et des techniques pour améliorer la cohérence des fournisseurs avec Joannes Vermorel, le fondateur de Lokad, et Muddassir Ahmed, MEA Regional Planning and Operations Manager pour Bridgestone et auteur du blog “The SCM Dojo”.

Muddassir Ahmed a mis en évidence les quatre problèmes majeurs causés par la variation de lead time des fournisseurs : l’augmentation des coûts de détention des stocks, des retards ou arrêts de production, une capacité réduite à approvisionner les clients (conduisant à des ventes perdues et une baisse du chiffre d’affaires), et une diminution de la part de marché. Pour remédier à ces problèmes, Ahmed a suggéré des approches à la fois réactives et stratégiques, telles que la mesure de la ponctualité des livraisons et du lead time total, et de travailler en étroite collaboration avec les fournisseurs pour comprendre et résoudre les causes des lead times incohérents.

En abordant le partage des prévisions entre entreprises et fournisseurs, Joannes Vermorel a noté que cette technique fonctionne souvent mal en raison des imperfections inhérentes aux prévisions. Il a plutôt suggéré des techniques plus simples qui requièrent un niveau de confiance plus élevé, telles que le partage par les fournisseurs de leurs niveaux de stocks avec les clients, ce qui peut fournir des informations sur les modes de consommation et la relation entre le client et le fournisseur. Dans certains cas, les fournisseurs peuvent disposer d’options alternatives ou de substituts pouvant résoudre des problèmes à court terme, soulignant ainsi la nécessité de relations plus étroites entre les parties impliquées.

Ahmed a souligné l’importance d’entretenir de bonnes relations avec les fournisseurs, ce qu’il considère comme se traduisant par un bon service client en termes de coût, de livraisons ponctuelles, de qualité et de lead times cohérents. Cela conduit, à son tour, à des clients satisfaits, une fidélisation accrue et une rentabilité renforcée pour toutes les parties impliquées.

Vermorel a suggéré que les entreprises peuvent extraire la valeur maximale de leurs relations avec les fournisseurs en améliorant leur infrastructure informatique et en garantissant un flux de données de haute qualité. Cela peut aider à minimiser le travail imprévu et les malentendus liés aux quantités de commandes et aux délais de livraison. Vermorel a également rejoint Ahmed sur l’importance de cultiver des relations étroites avec les fournisseurs, d’investir du temps et des efforts pour mieux les connaître, et de privilégier des discussions intelligentes pour identifier des domaines d’amélioration.

L’interview a mis en lumière les complexités des supply chain internationales et l’importance de maintenir des relations fortes avec les fournisseurs. Vermorel et Ahmed ont tous deux souligné la nécessité d’une communication claire, de la confiance et d’une collaboration entre les entreprises et les fournisseurs pour relever les défis liés aux variations de lead time et assurer le succès de toutes les parties impliquées.

Transcription Intégrale

Kieran Chandler: Cette semaine sur Lokad TV, nous sommes rejoints par Muddassir Ahmed qui va discuter avec nous de ce que les entreprises peuvent faire pour extraire la valeur maximale de ces relations et comment elles peuvent maintenir et construire la confiance au sein de leurs réseaux. Alors Muddassir, merci beaucoup de nous avoir rejoints aujourd’hui. Pour commencer, pourriez-vous nous en dire un peu plus sur votre parcours, votre rôle chez Bridgestone, ainsi que sur votre blog, The SCM Dojo.

Muddassir Ahmed: Merci de m’avoir invité. Je m’appelle Dr. Muddassir Ahmed. Je suis originaire du Pakistan. J’ai fait mes études d’ingénierie là-bas, puis je suis allé en Suède pour effectuer mon master en production. Ensuite, j’ai eu l’opportunité de réaliser un doctorat à temps plein à l’Université de Lancaster au Royaume-Uni. J’ai eu la chance de trouver un emploi dans une entreprise nommée Cummins. J’ai occupé divers postes et ai transformé mon doctorat à temps plein en temps partiel, financé par cette entreprise. C’est là que j’ai mené mes recherches sur le cadre de développement des fournisseurs, qui constitue mon domaine principal. Il y a deux ans, j’ai eu l’occasion de déménager à Dubaï pour être plus proche de ma famille, et je travaille désormais en tant que Head of Planning and Operations.

Kieran Chandler: Parfait. Aujourd’hui, Joannes, notre sujet va être d’explorer un peu plus les relations entre les praticiens de la supply chain et les fournisseurs. Pour commencer, qu’avez-vous observé à ce sujet ?

Joannes Vermorel: C’est intéressant. Au cours des deux dernières décennies, les frontières entre ce qui est fournisseur, client et concurrent se sont de plus en plus estompées. Ce n’est peut-être pas le cas pour des industries à processus très lourds comme Bridgestone, mais pour beaucoup d’autres secteurs, comme celui de la mode ou de l’électronique grand public, et il existe de nombreux autres secteurs où, avec l’avènement du le e-commerce, dès que vous produisez quelque chose, vous pouvez le vendre vous-même, ce qui soulève soudainement la question de savoir si, lorsqu’un fournisseur est celui auprès duquel vous achetez quelque chose et que vous effectuez ensuite un petit assemblage pour revendre, ce fournisseur peut devenir un concurrent. Mais il peut également devenir un allié, car il connaît bien ce que vous faites réellement. C’est intéressant car je constate que le potentiel de concurrence est en réalité le même que celui de la coopération. C’est un nouveau monde où tout est plus complexe et où, au contraire, de nombreuses entreprises ont adopté, en termes de relations, l’approche opposée, consistant essentiellement à traiter leurs fournisseurs comme des commodités, où l’on se contente de contacter des places de marché comme Alibaba, où vous pouvez sourcer presque tout avec très peu de connaissances sur votre fournisseur.

Kieran Chandler: Muddassir, nous observons actuellement sur le marché, en raison de ces problèmes liés au coronavirus, qu’il y a de nombreuses entreprises qui sont extrêmement dépendantes de leurs fournisseurs. Alors, quels types de problèmes peuvent survenir dans une supply chain en raison de cette dépendance excessive ?

Muddassir Ahmed: Comme vous pouvez le constater, ce qui se passe dans l’actualité a un grand impact sur l’économie américaine, évaluée à onze trillions de dollars, et le PIB de la Chine est en baisse. L’impact global sur la supply chain est en augmentation. L’Italie est en confinement, et le secteur financier est

Kieran Chandler: C’est vraiment un point de préoccupation sérieux ce qui se passe actuellement dans la supply chain. Les gens se tournent vers la constitution de stocks, et je ne pense pas que ce soit une bonne stratégie car cela induit une demande artificielle, créant un bullwhip effect. Cela signifie qu’ils se retrouvent essentiellement contraints en termes de capacité alors qu’ils ne devraient pas l’être. Je pense donc que c’est un impact sérieux, et que nous devrions essayer de le résoudre. Cela a également créé certaines contraintes, notamment dans l’industrie électronique, qui a été massivement impactée car, vous savez, soixante à soixante-dix pour cent des semi-conducteurs proviennent de Chine et maintenant leur supply chain est quasiment à l’arrêt, ce qui a un impact. De même, ce qui se passe, par exemple, dans notre industrie du pneu : les moules et certaines pièces proviennent de Chine et ne sont pas livrés, ce qui impacte également leur approvisionnement. Vous savez, toute la fabrication en Italie a également été affectée à cause de cela, c’est donc un problème sérieux, et j’espère vraiment que cela s’améliorera.

Joannes Vermorel: J’ai en quelque sorte évoqué cela, l’idée de constituer des stocks. Quelles sont les stratégies que les entreprises peuvent adopter pour minimiser l’impact d’être dépendantes des fournitures ? L’idée générale est de maximiser vos options. Dès que vous faites face à des risques, il est généralement vain de prétendre pouvoir prédire quand et où le problème surviendra, car ce sont habituellement des événements rares, qui se produiront inévitablement quelque part, à un moment donné. Par exemple, cela peut se manifester sous la forme d’une maladie qui crée des problèmes dans une région du monde ou, malheureusement, bientôt dans de nombreuses régions du monde. Cela peut également prendre la forme de jeux géopolitiques, par exemple avec l’administration Trump augmentant les taxes à l’importation pour les États-Unis. Cela peut revêtir de nombreuses formes, ou parfois la variante 737 Max, immobilisée, avec toute une série d’appareils rencontrant le même problème, créant ainsi des problèmes systémiques.

Pour une entreprise, constituer des stocks n’est qu’un moyen de pallier une certaine catégorie de problèmes. Par exemple, constituer des stocks ne vous protègera pas en cas de rappel de produits. Disons, si vous avez constitué un gigantesque stock de quelque chose et qu’ensuite un rappel est déclenché parce que les matériaux ne sont pas conformes, parce que votre fournisseur a rencontré un problème de qualité ou qu’un danger pour la sécurité a été identifié, alors votre stock ne sert à rien. Ainsi, constituer des stocks ne permet de prévenir qu’un certain type de problèmes ; cela n’empêche pas toutes les difficultés que vous pouvez rencontrer avec vos fournisseurs dans la supply chain. Si vous souhaitez avoir plusieurs options, il est intéressant de noter que, sauf si vous optez pour la méthode traditionnelle, qui est coûteuse, l’alternative consiste à disposer de systèmes informatiques plus riches, plus agiles, ce qui n’est généralement pas le fort de la plupart des organisations.

Kieran Chandler: Muddassir, une autre stratégie que de nombreuses entreprises adoptent de nos jours, comme Apple, est l’intégration verticale. Quels sont donc les véritables avantages d’une telle démarche ?

Muddassir Ahmed: J’aimerais expliquer ma définition de l’intégration verticale, telle que je l’ai lue dans les livres : quand vous êtes en production et que vous décidez soit d’acheter un fournisseur, soit de rapatrier vos compétences clés en interne afin de ne pas être dépendant d’un fournisseur. Selon cette définition, je ne pense pas qu’Apple soit véritablement intégré verticalement, car Apple a conservé la conception, la technologie et la propriété intellectuelle en interne, tandis que la majeure partie de la production a été déléguée au principal fournisseur, Foxconn, sur lequel tout le monde sait qu’ils dépendent fortement. Un partenariat à long terme a été mis en place avec eux. Foxconn est le quatrième plus grand fabricant d’électronique grand public en termes de chiffre d’affaires, et ils fournissent pour Xbox

Kieran Chandler: Nokia, donc pas seulement Apple, ils excellent dans la fabrication de mobiles, vous savez, de tous les produits électroniques grand public. Cela dit, je pense qu’Apple a fait le bon choix en s’appuyant sur un partenaire dont l’expertise réside dans la fabrication d’électronique grand public. Mais ce qu’ils ont très bien réussi, c’est de créer un partenariat stratégique, combinant leurs compétences fondamentales avec celles du fournisseur, ce qui constitue une excellente alliance à mon sens. Toutefois, dans certaines industries, ce n’est pas possible. Par exemple, dans l’industrie du jouet, il est difficile de trouver un fournisseur stratégique dans la mesure où la majeure partie du processus de fabrication est itérative. Vous achetez la matière première et, en gros, vous obtenez le jouet, le tout fonctionnant comme une chaîne de montage. Chaque usine de fabrication de jouets coûte environ 300 millions de dollars, de sorte que le marché et la barrière à l’entrée sont très élevés, ce que l’on ne voit pas souvent. Cela a donc un impact supplémentaire. Ok, et cela revient en quelque sorte à ce que tu disais, Joannes, sur le flou grandissant entre concurrents et fournisseurs, et est-ce quelque chose qui profite à toutes les parties ?

Joannes Vermorel: Cela force certainement les parties à repenser réellement où se situe leur valeur ajoutée. C’est très intéressant, car si l’on considère les supply chains du 20e siècle, il s’agissait principalement d’économies d’échelle. Vous produisiez en plus grande quantité, obteniez des prix plus bas, et cela a permis d’enrichir l’humanité au cours du 20e siècle, dans son ensemble. Certes, certains pays restent bien plus pauvres que d’autres. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’au 21e siècle, nous avons également constaté de nombreuses déséconomies d’échelle. C’est très complexe, il est difficile d’exceller sur tous les plans ; tout ne peut pas être optimisé. C’est pourquoi, dans de nombreuses situations, l’intégration verticale serait la meilleure solution, mais vous réalisez qu’en procédant ainsi, vous risquez de perdre votre focalisation. À moins d’être poussé par des forces physiques du marché, comme c’est parfois le cas dans la fabrication de pneus, au niveau même de la production des pneus. Si vous ne bénéficiez pas de forces très puissantes qui vous orientent dans ce sens, il vaut mieux se spécialiser. Et c’est intéressant, car ce que nous constatons, c’est que, par exemple, dans le secteur du retail, des acteurs très innovants comme Amazon redéfinissent ce que signifie être un bon détaillant. Cela consiste à être capable d’expédier une unité et d’assurer une livraison le jour même avec une qualité très élevée et à bas coût. C’est donc un nouveau jeu, et ils redéfinissent entièrement les compétences requises pour y parvenir. Je suis convaincu que si l’on revient sur votre point concernant les fournisseurs qui peuvent devenir vos concurrents, les entreprises qui tirent le plus profit de ce type de situation sont celles qui trouvent des moyens d’ajouter une valeur considérable, même s’il semble en fin de compte qu’il s’agisse du même produit. Ce n’est juste pas la même chose d’avoir votre livraison Amazon Prime le jour même plutôt que de prendre votre voiture, de conduire une demi-heure, et de vous rendre dans un centre commercial pour obtenir l’article dont vous avez besoin. Ainsi, en fin de compte, cela peut être très différent du point de vue du client.

Kieran Chandler: D’accord, parlons un peu de ce point de vue client. Ici chez Lokad, l’un des défis majeurs que nous constatons est la grande variation des délais de livraison. Nous travaillons dans une supply chain véritablement internationale : vous avez des fournisseurs en Chine, en Europe et en Amérique du Sud. Cette supply chain internationale signifie que les délais de livraison peuvent devenir incroyablement variables. Muddassir, existe-t-il des techniques pour garantir que les fournisseurs soient plus constants ?

Muddassir Ahmed: Je pense que nous pouvons répondre à cette question en deux volets. Le premier, et le plus critique, est de comprendre l’impact. Il existe en réalité quatre problèmes clés liés à la variation des délais de livraison des fournisseurs.

Premièrement, cela affecte les stocks. Si le fournisseur ne livre pas à temps, cela impacte le stock de sécurité, qui est calculé en fonction de la demande totale, du délai total de livraison et de la variation de l’approvisionnement. La variation des délais de livraison vous oblige à détenir davantage de stocks, ce qui signifie des coûts de détention de stocks plus élevés et un coût de production accru. Cela se traduit par des marges insuffisantes.

Deuxièmement, l’autre impact est de ne pas disposer des stocks appropriés, ce qui signifie que les articles demandés ne sont pas disponibles. Cela provoque des retards ou des arrêts de production, et l’on peut finir par fabriquer des produits qui ne devraient pas l’être ou par immobiliser du capital. Des machines inactives entraînent des coûts fixes plus élevés.

Troisièmement, cela affecte la capacité à approvisionner vos clients, ce qui se traduit par une perte de ventes et de revenus. Cela conduit au quatrième problème, à savoir la perte de parts de marché. J’ai vu des exemples où des fournisseurs ne livraient pas pendant un certain temps, et les clients finaux se retrouvaient sans produits, permettant ainsi à un concurrent de capter des parts de marché que vous ne pourriez pas récupérer.

Enfin, cela conduit à de mauvaises relations entre les clients et les fournisseurs à travers la supply chain.

Pour remédier à cela, j’envisage les problèmes sous deux angles. L’un consiste en un développement réactif des fournisseurs, où vous disposez des bons KPIs, mesurez la ponctualité des livraisons et le délai total. Vous leur dites comment s’améliorer, sans vous impliquer directement. Soyez ferme avec eux dans certains cas. Cependant, je privilégie une approche plus stratégique, dans laquelle vous collaborez avec le fournisseur pour comprendre ce qui se passe et y remédier ensemble. Par exemple, pour des fournisseurs représentant 20 % de votre demande mais 80 % de vos risques, j’irais travailler avec eux, organiserais des événements de cartographie des flux de valeur, et élaborerais des plans d’action pour améliorer leurs délais de livraison incohérents. Cela aide également à renforcer les relations et à garantir une performance durable à long terme du fournisseur. Les approches réactives et stratégiques peuvent être combinées, en fonction de vos ressources et de vos relations avec vos fournisseurs.

Kieran Chandler: Nous avons déjà abordé le sujet du partage de prévisions et d’informations entre différentes entreprises, y compris avec vos fournisseurs. Comment cela fonctionne-t-il concrètement en pratique ?

Joannes Vermorel: D’après mon expérience personnelle, le partage des prévisions fonctionne mal. C’est un processus assez complexe et compliqué. Le problème est que les prévisions elles-mêmes sont imparfaites. Si elles étaient parfaites, cela pourrait marcher, mais en général, ce n’est pas le cas. Des techniques plus simples tendent à mieux fonctionner, mais elles requièrent un niveau de confiance plus élevé. Par exemple, ce que j’ai vu fonctionner avec succès, c’est que les fournisseurs partagent leurs niveaux de stocks avec leurs clients. Cela se pratique fréquemment dans l’industrie automobile, par exemple avec les pièces détachées. Vous pouvez littéralement sonder le niveau de stocks de votre fournisseur. Ces stocks ne vous sont pas dédiés, mais au moins, vous avez une idée de si vous consommez la moitié de l’utilisation des stocks du fournisseur, auquel cas il est indispensable d’avoir une relation étroite, ou si vous n’en consommez qu’une infime partie, auquel cas la relation est moins cruciale.

Kieran Chandler: Ce sont donc le type de choses qui peuvent orienter la discussion vers vous, en tant que client dominant, et le fournisseur crée essentiellement une marge tampon principalement pour vous. Ainsi, normalement, vous devez en payer le prix, ce qui est une attente tout à fait raisonnable dans une situation où vos marges sont faibles. Par ailleurs, on peut rencontrer toutes sortes d’autres problèmes similaires, avec des remplacements, des substituts et des options compliquées, où peut-être votre fournisseur en sait même plus que vous. Vous devez donc vous rapprocher pour identifier quelles sont les options alternatives, car vous pourriez penser : “Oh, j’ai un problème, il y a une rupture de stock”, et alors le fournisseur pourrait effectivement avoir une solution prête à l’emploi, à savoir : “Non, vous avez ce produit, qui est légèrement plus cher, que vous n’auriez normalement pas choisi, mais qui peut résoudre votre problème à court terme.”

Muddassir Ahmed: De mon point de vue, entretenir une bonne relation avec votre fournisseur est important, car c’est assez simple. Si votre fournisseur vous offre un bon service client, composé de quatre éléments : un bon coût, une livraison à temps, la qualité et des délais de livraison constants, vos clients seront satisfaits. Si vous approvisionnez à un bon coût, de manière ponctuelle, avec la bonne qualité et une évaluation adéquate des risques, vos clients sont heureux. Quand vos clients sont satisfaits, vous obtenez des affaires régulières, vous assurez à votre fournisseur une activité constante, tout le monde fait de l’argent, et la vie est belle. Pour moi, c’est parfois aussi simple que cela, rien de plus compliqué.

Joannes Vermorel: Pour tirer le maximum de valeur de leurs relations avec les fournisseurs, les entreprises doivent se rapprocher d’eux, notamment sur le plan IT. J’observe fréquemment combien de travail non planifié est consacré à la gestion de problèmes banals avec les fournisseurs, comme la réconciliation des commandes ou les malentendus mêmes sur des points aussi basiques que les quantités devant être commandées, les horaires de livraison, etc. Ainsi, disposer d’un EDI de qualité industrielle, où les données circulent sans accroc, est un atout considérable. Au-delà de cela, je partage entièrement l’avis de Muddassir : si vous souhaitez aller plus loin, il faut connaître vos fournisseurs, et cela demande du temps et des efforts. Vous devrez payer pour cela et établir des priorités. Mais au final, on n’a pas de repas gratuit. En général, il est préférable d’avoir des discussions, parfois informelles, avec les fournisseurs, en essayant de cerner des aspects auxquels vous n’aviez même pas songé, plutôt que d’investir énormément de temps sur des chiffres peu fiables comme le décalage des prévisions. Vos fournisseurs peuvent également consulter vos commandes historiques, ce qui leur permet d’établir leurs propres prévisions. Il n’est pas évident que vos prévisions soient bien meilleures que les leurs. Le problème est que les prévisions peuvent être manipulées, de sorte qu’ils ne peuvent pas réellement se fier à leur exactitude complète. Donc, retour aux bases : une exécution IT parfaite, combinée à des échanges intelligents et de haut niveau, contribuera grandement à obtenir des fournisseurs réactifs et performants.

Kieran Chandler: Parfait, nous allons en rester là, mais merci à vous deux pour votre temps. Merci d’avoir suivi cette semaine, et on se retrouve dans le prochain épisode. Au revoir pour l’instant.