00:00:07 Discussion de la stratégie supply chain et du parcours de Dr. John Gattorna.
00:00:47 Importance de l’alignement entre la stratégie d’une entreprise et sa stratégie supply chain.
00:03:59 Concept d’alignement dynamique et compréhension des clients.
00:05:17 Éventail des configurations de supply chain et nécessité de sous-cultures de soutien.
00:07:00 Importance du leadership dans les affaires et de la gestion de la supply chain.
00:08:56 Comprendre les attentes des clients et concevoir des supply chains dynamiques.
00:10:38 Le rôle de la technologie et de l’automatisation dans la gestion de la supply chain.
00:12:53 Explosion de la complexité dans les supply chains et impact de la compréhension des clients.
00:14:57 Complexité utile dans les catalogues de produits et dans le sourcing de la supply chain.
00:16:16 L’importance de la segmentation dans la gestion de la complexité de la supply chain.
00:17:41 Discussion sur l’importance de stratégies accessibles dans des situations complexes.
00:19:11 Le concept de la loi d’Ashby de la variété requise et la lutte entre complexité et sophistication.
00:21:28 Réduire la complexité en comprenant le comportement des clients et en utilisant une approche outside-in.
00:23:00 Identifier quatre supply chains différentes pour répondre aux différents segments de clients.
00:25:26 Le cinquième segment, solutions innovantes, et ses défis en temps de crise.
00:26:45 Analyser le comportement des clients et le rôle des données dans la compréhension des schémas.
00:28:10 Transactions B2B et la complexité croissante de la gestion de la supply chain.
00:29:35 Manipuler les stratégies de tarification des concurrents et le rôle de la technologie dans la tromperie.
00:32:17 La valeur capitaliste dans les supply chains et le potentiel de l’automatisation.
00:33:49 Gérer un monde à deux vitesses et l’impact des valeurs sur le comportement humain en entreprise.
00:35:51 Comprendre la psychographie des clients et les relations avec les fournisseurs.
00:37:26 Évolution des supply chains et complexité au cours des dernières décennies.
00:39:00 L’approche de diviser pour régner menant à des logiciels et équipes en silos.
00:42:19 Bureaucratie pilotée par la technologie et processus complexes.
00:43:30 Comparer la complexité moderne à une gestion de la supply chain plus simple par le passé.
00:45:00 Discussion sur la stratégie de canal dans les supply chains.
00:46:26 Comment le e-commerce a affecté les supply chains pendant la pandémie.
00:47:25 Prédire la durée des problèmes de supply chain.
00:48:56 Des entreprises réévaluant leurs sites de fabrication.
00:52:38 Aborder les défis de la gestion des tâches banales dans les supply chains.
00:54:15 Discussion sur la gestion des capacités et la volatilité de la supply chain.
00:55:25 Le rôle de la capacité mentale et des limites des logiciels dans les problèmes de supply chain.
00:58:17 Importance d’ajuster les pratiques commerciales au lieu de compter sur des modifications logicielles.
01:00:39 Impact de la culture d’entreprise et de la conception organisationnelle sur l’efficacité de la supply chain.
01:01:47 Identifier les principaux goulots d’étranglement dans la supply chain actuelle, tels que la culture d’entreprise et le transport.
01:03:17 L’importance d’intégrer les systèmes hérités dans une couche digitale.
01:03:51 La nouvelle génération de professionnels de la technologie se concentrant sur la digitalisation.
01:04:07 Le cycle OODA et une prise de décision plus rapide pour un avantage compétitif.
01:04:30 Importance de prendre rapidement des décisions dans les opérations commerciales.
01:04:48 Remarques de clôture et remerciements pour les éclairages de l’invité.

Résumé

Dans une interview avec Nicole Zint, Joannes Vermorel, fondateur de Lokad, et Dr. John Gattorna, un leader d’opinion supply chain, discutent de l’importance de l’alignement dynamique, de la compréhension des clients et de l’adoption de la technologie dans la gestion de supply chains complexes. Ils mettent en avant l’importance de la stratégie supply chain, des approches agiles, et le rôle de data analysis et du machine learning dans la prévision. Les deux experts insistent sur la nécessité d’investir dans le talent et la collaboration entre les parties prenantes. La conversation aborde les défis liés à la navigation dans les supply chains, le passage vers la resilience, la gestion des capacités et la culture d’entreprise pour s’adapter aux perturbations. Dr. Gattorna souligne le rôle de la digitalisation, des couches d’intégration, et de la prise de décision rapide pour le succès de la supply chain.

Résumé étendu

Dans cet épisode, Nicole Zint interviewe Joannes Vermorel, fondateur de Lokad, et Dr. John Gattorna, un leader d’opinion supply chain de renom. Ils discutent de l’importance d’aligner la stratégie d’une entreprise avec sa stratégie supply chain, du rôle de la technologie dans l’optimisation de la supply chain, et de la nécessité d’un alignement dynamique.

Dr. Gattorna souligne l’importance de la stratégie supply chain, car elle relie l’entreprise à ses clients. Il utilise Schneider Electric comme exemple pour démontrer comment la supply chain chevauche d’autres aspects de l’entreprise. Dr. Gattorna remarque également que les entreprises se décalent souvent entre leurs intentions et leurs réalisations en raison d’une trop grande dépendance aux consultants externes.

Les deux experts insistent sur l’importance des supply chains dynamiques, capables de répondre aux changements de la demande et aux besoins des clients. Dr. Gattorna propose d’adopter une approche plus agile de la gestion de la supply chain, tandis que Vermorel souligne le rôle de la technologie, telle que data analysis et machine learning, dans l’amélioration des capacités de prévision.

Dr. Gattorna adhère à l’évaluation de Vermorel concernant l’impact de la technologie sur la gestion de la supply chain et insiste sur la nécessité d’investir dans les talents et de développer des compétences en data analysis et en intelligence artificielle. Les deux experts évoquent également l’importance de la collaboration et du partage d’informations entre les parties prenantes de la supply chain.

L’alignement dynamique dans les supply chains implique de comprendre les clients, de développer des stratégies opérationnelles, d’aligner les capacités internes, et le leadership. Gattorna souligne la nécessité de comprendre les attentes des clients et de s’adapter aux comportements changeants ainsi qu’aux conditions du marché. Vermorel aborde l’automatisation croissante dans la fabrication et la complexité qui en découle dans les supply chains.

L’importance de comprendre le comportement des clients pour la conception de la supply chain ainsi que pour les stratégies de marketing et de vente est discutée. Les approches traditionnelles “taille unique” dans la gestion de la supply chain ne sont plus efficaces, d’où la nécessité de multiples configurations de supply chain. Les avancées technologiques ont conduit à une automatisation accrue, mais l’intervention humaine dans la gestion de la supply chain demeure indispensable.

Vermorel critique les approches traditionnelles de segmentation des clients comme arbitraires et recommande de tirer parti de la technologie pour développer des solutions adaptées à chaque client et produit. En conclusion, l’interview souligne l’importance de l’alignement dynamique, de la compréhension des clients et de l’adoption de la technologie pour gérer efficacement des supply chains complexes.

Vermorel met en avant le rôle de l’automatisation dans l’augmentation de la complexité du marché et les défis liés à l’observation du comportement des clients dans le e-commerce. Les deux experts reconnaissent les difficultés de naviguer dans le monde complexe des supply chains et soulignent la nécessité de solutions et de stratégies innovantes. La conversation fournit des perspectives précieuses sur la technologie, les données et le comportement des clients dans la gestion de la supply chain, malgré le fait que la discussion soit incomplète.

L’interview tourne autour de la relation entre complexité et sophistication, l’investissement capitaliste, et l’évolution des supply chains. Dr. Gattorna insiste sur la nécessité de comprendre les valeurs et le comportement des clients, qui peuvent être complexes, ainsi que sur l’importance de l’analyse du sourcing stratégique, de la fidélité des fournisseurs, et de la durabilité. Vermorel attire l’attention sur la complexité accidentelle qui est apparue dans les supply chains en raison d’approches malavisées et sur le problème de la catégorisation et du siloing. Il suggère de se concentrer sur la création de systèmes qui génèrent continuellement de la valeur.

Dr. Gattorna réfléchit au passage d’un décideur unique au sein d’une entreprise à une approche plus orientée vers le client, qui a introduit de la complexité et nécessite de nouvelles façons de penser les supply chains et le comportement des clients. L’interview souligne la nécessité d’une meilleure compréhension des clients et des fournisseurs ainsi que le développement de systèmes plus sophistiqués pour gérer les complexités des supply chains modernes.

La conversation aborde les perturbations continues dans les supply chains et l’impact de la pandémie sur la mondialisation. Dr. Gattorna prévoit un délai de 18 mois pour que les supply chains se stabilisent et observe une tendance vers la résilience ainsi que la fabrication locale ou régionale. L’interview évoque les changements dans les sites de fabrication et l’importance des options d’ingénierie pour l’agilité et la résilience.

Les deux invités conviennent que la gestion des capacités est essentielle pour faire face à la volatilité de la supply chain. Dr. Gattorna souligne la nécessité de disposer de capacités à différents niveaux de la supply chain, tandis que Vermorel suggère que la capacité mentale est souvent le facteur limitant. Vermorel critique également la dépendance aux solutions logicielles traditionnelles et met en lumière le succès de l’approche plus organique d’Amazon.

Les intervenants discutent de l’importance de la culture d’entreprise et de l’état d’esprit pour s’adapter aux perturbations de la supply chain. Dr. Gattorna note la difficulté de mettre en œuvre de nouvelles stratégies en raison d’une résistance culturelle interne, tandis que Vermorel souligne la nécessité d’une main-d’œuvre plus agile et adaptative. La discussion sur les goulots d’étranglement de la supply chain inclut l’importance de la culture d’entreprise, le rôle de l’informatique dans la création de silos, et le besoin de digitalisation et de couches d’intégration. Gattorna insiste sur la visibilité et la prise de décision rapide, citant le cycle OODA comme essentiel pour le succès de la supply chain.

La conversation tourne autour des principaux goulots d’étranglement dans les supply chains, du rôle de l’informatique et de la digitalisation, ainsi que de l’importance de la culture d’entreprise et de la prise de décision.

Dr. Gattorna souligne qu’il a tourné la page des discussions sur les départements IT, qu’il juge lents et habitués à travailler sur de grands projets. À la place, il se concentre sur la digitalisation. Il partage l’exemple de l’assistance apportée à une entreprise mexicaine pour construire une tour de contrôle en cartographiant leurs données, leurs processus, et en identifiant les déconnexions dans le système. L’objectif est de créer un jumeau numérique pour l’ensemble de la supply chain, de la réception des commandes à la livraison au client et au paiement, fournissant ainsi une visibilité et permettant une prise de décision rapide.

Dr. Gattorna estime que la digitalisation et les couches d’intégration sont cruciales pour l’avenir des supply chains, reconnaissant que des systèmes hérités tels que TMS (Transportation Management Systems) et WMS (Warehouse Management Systems) ne seront pas remplacés de sitôt. Il suggère plutôt de les alimenter dans une couche d’intégration digitale qui peut être exploitée pour extraire des données au niveau transactionnel. Cela permet une surveillance en temps réel des opérations quotidiennes et une agrégation des données pour la planification et la modélisation stratégique.

La nouvelle génération de professionnels de la technologie dans les organisations commence à comprendre l’importance de la digitalisation, car elle offre une visibilité sans laquelle une prise de décision rapide est impossible. Dr. Gattorna fait référence au cycle OODA (Observer, Orienter, Décider, Agir), un concept développé pendant la guerre de Corée. Il explique que prendre des décisions plus rapidement, même si elles ne sont qu’exactes à 80%, peut devancer les concurrents et séduire les clients.

En résumé, l’interview met en lumière l’importance de la digitalisation et des couches d’intégration dans l’optimisation de la supply chain. Dr. Gattorna insiste sur la nécessité de s’adapter aux nouvelles technologies et d’améliorer les processus de prise de décision pour rester compétitif et répondre aux attentes des clients.

Transcription complète

Nicole Zint: Bienvenue dans l’épisode d’aujourd’hui, où nous discuterons de la stratégie supply chain, de la ITN supply chain, et plus généralement de l’évolution du développement des supply chains. Aujourd’hui, nous avons beaucoup de chance d’être rejoints par Dr. John Gattorna, l’auteur de quatre livres sur la supply chain, dont le travail a influencé des entreprises nationales valant plusieurs milliards de dollars. Alors, John Gattorna, merci beaucoup de vous être joint à nous aujourd’hui. Ma première question : je souhaite vraiment vous interroger sur cette stratégie que vous avez évoquée dans l’un de vos livres, Supply Chain Dynamique. Quelle importance revêt le fait que la stratégie d’une entreprise recoupe entièrement sa stratégie supply chain ?

Dr. John Gattorna: La réponse rapide à cela est que c’est très important. Bien sûr, le problème avec la stratégie, c’est qu’elle signifie différentes choses pour différentes personnes, mais en essence, une stratégie n’est qu’un ensemble d’intentions que les entreprises ont quant à ce qu’elles vont faire à l’avenir. Une partie de la stratégie globale de l’entreprise est la stratégie supply chain, car c’est le lien entre l’entreprise et ses clients.

Je pense que la chose intéressante que j’ai réalisée au fil des années, c’est qu’à mesure que nous redéfinissons la supply chain pour y inclure de plus en plus d’éléments, ma définition de la supply chain devient en réalité la combinaison de la logistique des produits finis en amont, de la fabrication, et des achats et de la logistique entrante en aval. Si vous prenez une entreprise comme Schneider Electric, une entreprise française et l’une de mes préférées, deux tiers des personnes, ou l’effectif, de cette entreprise sont dans la supply chain. Seuls les services commercial, marketing et vente en sont exclus.

Le reste est défini comme étant dans la supply chain, et je pense qu’il est important que davantage d’entreprises en prennent conscience. Si vous observez une entreprise comme Schneider, typiquement une entreprise manufacturière, environ 85 % de leurs dépenses en capital se trouvent dans des actifs que l’on pourrait considérer comme relevant de cette définition de la supply chain, tels que les sites de fabrication et les centres de distribution. Environ 65 % se trouvent dans les dépenses d’exploitation (OPEX), telles que les coûts de portage de stocks et d’autres éléments de ce genre.

Plus on observe la multinationale typique d’aujourd’hui, notamment dans le secteur manufacturier, plus il apparaît que la supply chain est l’activité principale. Il n’y a pratiquement rien d’autre dans l’entreprise. Certes, les personnes en marketing et en ventes pourraient prétendre être les plus importantes, mais de plus en plus, la supply chain empiète totalement sur les autres activités et devient une partie dominante de l’entreprise.

Maintenant, en mettant cela de côté, le gros problème des 50 dernières années est que les gens restaient assis dans des bureaux, observaient leurs clients et disaient : “Eh bien, c’est ce que nous voulons faire.” Ils faisaient appel à des cabinets comme McKinsey et Boston Consulting Group pour les aider, que Dieu les bénisse. Le problème, c’est que peu importe ce que vous écrivez sur papier en termes d’intentions dans votre stratégie — qu’il s’agisse d’une stratégie supply chain, d’une stratégie produit ou d’une stratégie des ressources humaines, qui s’additionnent toutes à votre stratégie d’entreprise — il y a eu un énorme décalage entre ce que les gens prétendent vouloir faire et ce qu’ils finissent réellement par faire.

Il y a environ trois ou quatre décennies, j’ai passé cinq ans en Angleterre à la fin des années 70.

Dr. John Gattorna: Au début des années 80, je suis allé à Cranfield pour effectuer des recherches et j’ai travaillé dans le conseil. À mon retour en Australie, j’ai commencé à développer le concept d’alignement dynamique. Il s’agit d’un concept d’entreprise, et non d’un concept de supply chain. Il stipule que, pour qu’une entreprise performe de manière continue et durable, il faut aligner quatre éléments.

Premièrement, vous devez comprendre vos clients. Cela semble évident, mais 99 % des gens ne pratiquent pas le bon type de segmentation, et par conséquent, ne comprennent pas la diversité des attentes existantes.

Deuxièmement, une fois que vous avez compris et réalisé ce type particulier de segmentation comportementale, qui prend en compte les attentes des clients concernant les catégories de produits que vous vendez, vous pouvez alors répondre par une stratégie opérationnelle. Cela semble simple, et tout consultant qui se respecte vous l’affirmera.

Le troisième niveau est plus intéressant. Vous devez prendre en considération les capacités internes de l’entreprise, les sous-cultures au sein de l’entreprise, la conception organisationnelle, les processus et les KPIs. Vous devez réorganiser ces éléments pour soutenir et propulser les supply chains sur le marché, comme des chaînes de montage. Cela rappelle l’ancienne idée du “taille unique”, que nous savons aujourd’hui être fausse. Les clients ont des comportements d’achat différents, il doit donc exister une gamme de supply chains et de configurations variées.

J’ai passé 30 ans à comprendre cela en travaillant au sein des entreprises, et la réponse est quatre plus un. Il existe quatre types de configurations de supply chain, plus une cinquième dont vous avez besoin lorsque survient un événement inespéré majeur, comme celui que nous venons de vivre. Nous avons donc cinq chaînes de montage connectées, mais elles doivent être soutenues par différentes sous-cultures et conceptions organisationnelles.

Le quatrième niveau est le leadership, le composant le plus important dans l’entreprise aujourd’hui. Nous en constatons l’absence, par exemple, dans les sphères gouvernementales à Glasgow.

Nicole Zint: Nous le voyons dans les entreprises tous les jours, mais l’essentiel est que nous avons besoin de leadership, comme un CEO et plusieurs collaborateurs directs autour de lui, capables d’observer le monde, d’analyser ce que fait le marché et de déterminer sa direction. Ainsi, si vous verrouillez ces deux extrémités, avec un leadership qui observe le marché bien ancré, vous avez de bonnes chances de développer des stratégies appropriées pour ce type de marché et de disposer d’un leadership qui façonnera les cultures pour imposer ces stratégies sur le marché.

Dr. John Gattorna: En résumé, tout ce que nous faisons dans la supply chain démontre qu’il existe désormais une ligne très floue entre la supply chain et l’entreprise. Je vous parlerai un peu plus tard de notre manière de concevoir les supply chains. On appelle cela “outside-in” et nous avons développé une méthode de codification des clients basée sur les catégories de produits qu’ils achètent, puis nous “reverse engineérons” ces connaissances pour guider la conception de l’infrastructure à l’intérieur de l’entreprise, déterminer où implanter nos usines, quels processus adopter et quelles technologies utiliser. Actuellement, malheureusement, tout le monde connaît ces variables, mais ils s’en emparent sans ordre particulier, ce qui aboutit à un grand désordre.

Nicole Zint: C’est très intéressant. Donc, fondamentalement, les entreprises doivent d’abord se concentrer sur leurs clients, puis élaborer leur stratégie en fonction de cela, plutôt que l’inverse, dans une approche de l’intérieur vers l’extérieur ?

Dr. John Gattorna: Oui, et le fait est que, bien sûr, lorsque nous analysons nos clients et leurs attentes — car ce qui nous intéresse, c’est de comprendre pourquoi ils veulent acheter et comment ils souhaitent acheter notre produit — ces informations sont essentielles pour concevoir une supply chain capable de supporter la pression provenant des clients, mais elles sont tout aussi importantes pour que le marketing et les ventes puissent concevoir leur produit et élaborer une stratégie de tarification. Tout se résume à l’alignement. La raison pour laquelle nous utilisons le mot “dynamic” est que nous avons découvert que ces clients capricieux modifient leurs comportements d’achat. Vous savez, il se peut que vous appréciez une marque de vêtements, que vous entriez dans une boutique, que vous soyez pressé, que vous ayez un spectacle à faire et que, finalement, ils ne soient pas là. Votre comportement d’achat change alors ; vous pourriez opter pour un produit plus haut de gamme ou, au contraire, pour une option plus économique pour cet achat particulier. En un sens, nous avons une clientèle en mouvement, qui évolue, et dans le passé, nous avions une supply chain centrale linéaire qui, franchement, ne répondait pas aux exigences. La seule chose qui nous a sauvés dans la période d’après-guerre, c’est que la croissance a surpassé tout le reste, masquant en grande partie toutes les lacunes de la supply chain.

Nicole Zint: Et vous avez également mentionné qu’il n’existe pas un modèle unique pour tous ; nous ne pouvons pas simplement regrouper l’ensemble de la supply chain sous un même parapluie.

Joannes Vermorel: Pour rebondir sur quelques points évoqués par Dr. Gattorna, venant d’une perspective technologique — qui est typiquement mon approche — je constate quelques éléments intéressants. Premièrement, vous mentionniez que la supply chain est effectivement, vous savez, désormais…

Nicole Zint: En ce qui concerne le personnel, la supply chain domine de nombreuses entreprises.

Dr. John Gattorna: Je suis d’accord, et d’après les forces en présence, en ce qui concerne la fabrication, le degré d’automatisation est incroyable et continue de progresser. Je connais quelques ingénieurs en France qui sont responsables d’environ 10 % de la production nationale de carottes. Ils disposent d’un champ extrêmement grand, d’un diamètre de trois kilomètres. L’automatisation a progressé de manière considérable, même dans des secteurs moins automatisés comme le textile. Elle progresse rapidement, et nous avons désormais des usines robotisées qui existent depuis longtemps et qui deviennent aussi très programmables, capables d’accomplir de nombreuses tâches.

Joannes Vermorel: En ce qui concerne la fabrication, on peut voir des entreprises comme Michelin, qui nécessitaient une armée d’ouvriers dans leurs usines il y a 50 ans. Aujourd’hui, ce nombre a presque disparu, avec des robots gigantesques produisant les pneus et très peu de personnes impliquées. Pour ce qui est de la vente, le le e-commerce est essentiellement un robot capable de vendre des millions d’articles avec très peu de personnes. Nous nous retrouvons avec un grand nombre de personnes reliant tous ces robots entre eux, créant la supply chain. La productivité continue de progresser, mais nous avons encore besoin, par exemple, d’un chauffeur de truck, dont la productivité n’a pas beaucoup évolué au cours des 20 dernières années. Peut-être qu’avec les véhicules autonomes, cela pourrait changer, mais nous n’en sommes pas encore là.

Dr. John Gattorna: C’est le premier élément. Le deuxième élément est qu’il y a eu un manque de technologie dans la gestion de la supply chain. Je vois encore des gens parcourir Excel tableurs de la même manière qu’ils le faisaient il y a 20 ans. Ainsi, on se retrouve avec un responsable de catégorie pour environ 1 000 à 1 500 SKUs, ce qui aboutit à une armée de commis.

Joannes Vermorel: Sous un autre angle, je constate l’explosion d’une complexité utile. Il existe une complexité accidentelle, comme la conformité, qui apporte une quantité énorme de complexité indésirable dont on ne peut guère se défaire, mais avec laquelle il faut composer. De nombreux clients que nous servons disposent de catalogues dépassant facilement le million de produits. Mes parents ont débuté leur carrière chez Procter & Gamble il y a 40 ans, et à l’époque, 200 produits à l’échelle nationale étaient considérés comme complexes pour une entreprise de FMCG. Aujourd’hui, de nombreuses entreprises FMCG ont facilement 100 000 produits.

Grâce à des capacités de fabrication plus agiles, ils ne peuvent pas tout imprimer en 3D, mais ils peuvent assembler une variété d’articles, modifier les tailles, les matériaux, etc. Cela se traduit par des centaines de milliers de SKUs. Ils peuvent également s’approvisionner de manière dynamique, grâce à une intégration électronique avec les clients et les fournisseurs. Cela leur permet potentiellement d’échanger leurs fournisseurs, ce qui ajoute à la complexité.

Nicole Zint: Alors, Joannes, que pensez-vous être quelques-uns des aspects clés de l’optimisation de la supply chain ?

Joannes Vermorel: Eh bien, l’une des choses que je constate — et ce n’est qu’une observation —, c’est que comprendre vos clients est crucial. Je viens de l’industrie du logiciel, et l’une des choses que cette industrie a réalisée il y a deux décennies — et je crois que ce sont des personnes chez Microsoft qui ont inventé le terme —, c’est que les managers prennent soudainement conscience que la réalité regorge de détails. Par exemple, si l’on considère un produit comme Excel, si vous vouliez disposer d’une documentation complète, celle-ci serait probablement aussi volumineuse que l’Encyclopædia Britannica d’autrefois. Si vous souhaitiez imprimer toute la documentation, elle remplirait toute cette salle. C’est tout simplement colossal. On se retrouve alors avec un problème : comment segmenter les plans ? La segmentation revient à une résolution très basse dans laquelle on divise simplement les choses. Lorsque l’on segmente, on introduit des catégories, des classes ou autre. La question est : parlons-nous de quelque chose d’essentiel ou d’accidentel ?

Dr. John Gattorna: Je pense que ce que Joannes veut dire, c’est que la classification essentielle est comme le tableau périodique des éléments en chimie. L’univers nous indique qu’il existe 94 éléments distincts, classés selon le nombre de protons. Ce n’est pas optionnel. C’est une catégorisation indispensable. Cependant, lorsque nous commençons avec ce genre de division par segmentation, c’est très arbitraire. Et l’une des avancées a été de se dire : “Eh bien, si nous disposons d’ordinateurs, pourquoi devons-nous nous contenter de cette résolution très basse, de découper en tranches ?” Pourquoi ne pas proposer quelque chose d’unique et adapté à chaque client, voire à chaque produit et à chaque unité que nous avons en stock ? Cela peut sembler extrême, mais la réalité est que, par exemple, des entreprises comme Amazon, en termes de décisions supply chain, se concentrent sur le client. Vous ne verrez pas les mêmes produits sur Amazon si vous lancez une recherche. Le classement ne sera pas le même selon qui vous êtes. Si vous demandez un remboursement, la politique ne sera pas identique selon qui vous êtes. C’est davantage une question de : que dois-je faire maintenant, au niveau de la granularité la plus fine ? Pour chaque action, vous pouvez reposer la question, et vous pourriez aboutir à une sorte de logique automatisée. Vous pouvez appeler cela de l’intelligence ou simplement des recettes numériques astucieuses. Cela n’a pas d’importance. Certains fournisseurs appelleraient cela de l’AI. Je n’en suis pas fan, mais bon, c’est…

Joannes Vermorel: Vous voyez, par là, et je crois que si je veux réaligner votre stratégie et mieux connaître vos clients, c’est que, dans ce monde d’extrême complexité, la capacité à robotiser votre intelligence, votre perspicacité, ou autre, à un degré extrême, atteint des sommets. Mais c’est utile. Ce n’est pas mauvais.

Nicole Zint: Cela appelle quelque chose, vous savez, la stratégie doit être quelque chose d’approchable directement. On ne peut pas dire “j’ai la solution”. Cela doit être plus méta. C’est un peu comme se demander : comment faire émerger une solution ? Et c’est là que je conclurais, en revenant à cette situation similaire à celle de Microsoft avec la bande passante. Jusqu’à il y a deux décennies, Microsoft avait compris que si les gens voulaient une stratégie, le problème était que l’on supposait qu’ils comprenaient le problème alors qu’ils n’avaient pas la bande passante nécessaire, et donc, ils ne pouvaient pas le comprendre. Le fait est que c’est tellement complexe que vous ne le comprendrez jamais, il faut donc quelque chose qui ressemble davantage à un processus génératif permettant de faire émerger la solution, même si, en tant que leader, vous n’avez aucune idée de ce à quoi cela ressemblera.

Joannes Vermorel: Vous avez tout à fait raison. C’est une perspective résolument technologique. Et le plus triste dans ce monde, et je suis moi-même ingénieur avec un solide bagage technologique, c’est que, il y a de nombreuses années, en étudiant les supply chains et en préparant mon doctorat, j’ai réalisé qu’en réalité, les supply chains, indépendamment de la technologie disponible, sont pilotées par les personnes. Elles sont déterminées par les comportements et l’évolution des comportements des clients, ainsi que par la confusion présente sur le marché. Elles dépendent des attentes des fournisseurs lorsqu’ils vendent leur produit à quelqu’un, et des personnes qui, à l’intérieur de l’entreprise, dirigent l’activité et prennent des milliers de décisions chaque jour.

Dr. John Gattorna: Il y a un principe ici, voire une loi, qui aide à décrire ce que vous venez de dire, et cela s’appelle la loi de la variété requise d’Ashby. Et ce qu’Ashby disait, il y a environ 30-40 ans, c’est qu’en gros, le monde est une lutte entre la complexité et la sophistication. Même à l’époque de nos parents et grands-parents, ils luttaient contre la complexité. Ce n’était pas le genre de complexité que nous connaissons, mais ils n’avaient pas d’éclairage électrique, ou quoi que ce soit, et ils ne pouvaient pas simplement allumer la lumière. Ils devaient sortir chercher des générateurs, avoir des poêles à bois, couper du bois et tout cela. Ainsi, à travers l’histoire, ce que nous voyons, c’est que la complexité prend parfois le dessus sur la sophistication, et la vie devient difficile. Puis, surgit une nouvelle pensée fantastique, un logiciel, ou autre approche scientifique, et la solution, ou plutôt la sophistication, prend le pas sur la complexité pendant un certain temps, et la vie semble alors plus facile. Et ensuite, cela recommence.

Vous savez, je me suis appuyé sur ces principes pendant des années, essayant de comprendre où nous en sommes et ce que nous pouvons faire pour réduire la complexité. Et l’une des choses que j’ai découvertes, c’est que vous pouvez faire ce que vous voulez en interne. Vous pouvez appliquer la technologie, vous pouvez faire ce dont parle le journaliste de New York, vous pouvez suivre la courbe technologique. Mais, au bout du compte, il faut examiner vos clients de plus près. Et ce qui est fascinant dans le comportement humain, ce que je veux dire, c’est qu’il est en réalité limité. Nous pensons tous que les Français sont différents des Chinois ou des Australiens, alors qu’en fait, nous ne sommes pas si différents. Nous partageons beaucoup de traits communs, et de nombreuses recherches pertinentes ont été menées à ce sujet.

Et oui, les cultures nationales modifient quelque peu les choses, il n’y a aucun doute. Mais pour vous donner un exemple, nous avons effectué un travail à Singapour il y a quelques années pour Changi, l’équipe de l’aéroport de Changi, qui est probablement le meilleur aéroport du monde. Ils gèrent 65 compagnies aériennes qui y transitent, ainsi que toute la restauration

Nicole Zint: Alors, combien de segments avez-vous identifié dans vos recherches ?

Dr. John Gattorna: Au départ, ils pensaient qu’il y avait 16 segments institutionnels, mais lorsque nous sommes réellement intervenus et avons mené l’étude en utilisant l’analyse trade-off pour étudier les comportements d’achat des gens, nous n’en avons identifié que quatre. Ces quatre segments traversent toutes ces institutions. Ainsi, lorsque vous êtes retourné en entreprise, il ne vous a fallu préparer que quatre combinaisons différentes à présenter sur le marché.

Nicole Zint: Pouvez-vous donner quelques exemples de ces segments ?

Dr. John Gattorna: Bien sûr. Peu importe la catégorie de produit ou de service — que ce soit pour l’achat de séjours de vacances ou de services d’assurance. Nous avons constaté que, dans presque tous les cas, vous pouviez obtenir une adéquation de 80 % avec le marché grâce à quatre supply chains différentes. Tout d’abord, il y a ceux qui sont fidèles à la marque, des acheteurs récurrents qui partagent leurs informations. Ils ne sont pas sensibles aux prix et sont prêts à payer une prime. Ensuite, il y a un grand pourcentage d’acheteurs transactionnels qui recherchent le prix le plus bas et ne s’intéressent ni à la marque, ni aux relations.

La troisième catégorie correspond à l’acheteur opportuniste qui profite occasionnellement des offres et ne partage pas ses données avec le fournisseur. Ils ont des demandes imprévisibles et s’attendent à des prix bas. Le quatrième segment se compose des acheteurs du marché des projets, qui achètent de gros appels d’offres ponctuels comme des travaux de défense et des projets d’infrastructure. Ces quatre segments représentent ce que j’appelle le “business as usual”. Identifier les proportions de ces quatre segments dans votre marché cible vous permet d’obtenir une adéquation assez bonne et d’éliminer le sur- et le sous-service, qui se produisent lorsqu’on essaie d’adopter une approche unique pour tous.

Nicole Zint: Existe-t-il d’autres types d’acheteurs que vous avez rencontrés ?

Dr. John Gattorna: Le cinquième correspond à ce que nous appelons les solutions innovantes, mais c’est une petite part du marché et assez coûteux. Ces acheteurs peuvent être à la recherche d’une solution à un problème important, comme trouver un vaccin pendant une pandémie, ou bien il peut s’agir de forces spéciales nécessitant une maintenance coûteuse toute l’année en cas d’attaque terroriste. Ce segment inclut également des innovations destinées à lancer new products et à réussir sur le marché.

Nicole Zint: Cela n’arrive pas très souvent, et j’ai bien peur que vos techniques de prévision ne puissent gérer ces situations. Donc, mon approche est la suivante : si vous partez au moins avec trois ou quatre configurations que vous savez fonctionner, alors si un client navigue entre elles, vous pourrez toujours satisfaire ses besoins. Qu’en pensez-vous ?

Dr. John Gattorna: Je suis d’accord. Si un client passe d’une configuration à l’autre parce qu’il ne trouve pas le produit dont il a besoin, cela n’a pas d’importance puisque nous avons pré-configuré des parcours au sein de notre entreprise pour satisfaire ce type de client. Peu importe que ce client ait été là hier et soit ici aujourd’hui, car il a tendance à revenir à ses anciennes habitudes. Nous devrions aborder la question de manière qualitative puis considérer le monde numérique, où vous pouvez commencer à visualiser les données, les harmoniser et identifier des schémas. En utilisant un coefficient de variation, vous pouvez observer des fluctuations et des schémas qui représentent différents types de clients. Vous pouvez ensuite employer différentes méthodologies en combinant recherche, données, AI et deep learning afin de séparer la routine de la volatilité. Cela vous offre une meilleure chance de gérer votre marché avec une visibilité en temps réel.

Joannes Vermorel: J’aimerais apporter ma propre perspective. Je suis d’accord avec votre affirmation selon laquelle, en fin de compte, il s’agit de personnes — au sein de votre entreprise, vos clients et vos fournisseurs. Nous n’avons pas Skynet ni des Terminators. Cependant, il y a plusieurs éléments à considérer. Par exemple, nous servons des clients en B2B où l’ensemble du processus est programmatique. Ils disposent d’APIs, et les commandes sont passées électroniquement. C’est vaste, complexe et réalisé par des algorithmes aux deux extrémités. Cela s’applique également au e-commerce B2C, où nous voulons comprendre les clients. La réalité est que nous ne pouvons pas vraiment observer les clients directement. Nous pouvons réaliser des interviews et des enquêtes, mais en fin de compte, nous n’observons qu’une infime partie d’entre eux.

Même si nous pouvons nous identifier à eux, dès que vous commencez à jouer avec les prix, la situation change. Par exemple, en e-commerce, si vous augmentez les prix, il devrait y avoir moins de clients, et inversement.

Nicole Zint: Donc, cela dépend du prix de mes concurrents. D’accord, je peux obtenir les prix de mes concurrents. Supposons que nous avons des produits Euro très comparables. Je ne vais pas entrer dans ces détails pour l’instant, donc nous avons des produits très comparables à ceux de la concurrence. Il se peut que plusieurs de nos concurrents affichent des prix, et que j’en affiche également.

Joannes Vermorel: Maintenant, que se passerait-il si — et ce n’est pas une hypothèse théorique — je pouvais en fait truquer mon site web de sorte que le prix perçu par mes concurrents ne soit pas le véritable, voyez-vous ? Parce qu’évidemment, les concurrents vont utiliser une sorte de robot, appelé scrapper, pour récupérer les prix. Le fait est que ce n’est pas une personne qui note le prix, c’est un robot. Et encore, vous pouvez tromper afin que les personnes réelles voient le vrai prix, mais que le robot qui collecte le prix voie un prix différent, car il existe une sorte de stratégie de tarification, et ces personnes appliquent une logique et des règles particulières. Si vous parvenez à reconstituer ce qu’ils font, alors vous pouvez en tirer parti pour amener votre concurrent — qu’il s’agisse de logiciel ou de personnes — à réagir comme vous le prédiriez, simplement parce que vous leur avez fourni une entrée incorrecte. Vous perturbez leur perception, et littéralement, vous pouvez même interférer, non pas avec ce qu’ils sont, mais directement avec leur perception, car si vous voulez truquer l’adresse IP, vous pouvez utiliser le siège social ou le VPN, et même faire cela. Si les gens tapent effectivement le site web, ils verront quelque chose qui n’est pas correct. Vous diriez : “Oh, c’est un peu étrange, mais vous savez quoi ? C’est un jeu auquel les gens jouent, super équitable, super sympa.” Voilà où je veux en venir, là où je veux en venir, c’est que…

Dr. John Gattorna: J’aime vraiment votre comparaison entre la complexité et la sophistication, et en revenant aux personnes, je ne peux qu’être d’accord. Maintenant, je dirais : comment, en tant qu’entreprise, pouvez-vous vous assurer que lorsque les personnes qui travaillent pour vous font quelque chose pour la supply chain, c’est bien un investissement capitaliste ? Vous voyez, en effet, nous avons tout ce désordre, et il y a plein de jeux auxquels on joue. C’est très, très complexe, et il y a tant d’exceptions, et ici, je donne intentionnellement des exemples un peu bizarres. Comment nous assurer, parce que ce que je constate — et j’aimerais avoir votre opinion à ce sujet — c’est qu’actuellement, dans les supply chains, ces employés sont essentiellement… Vous voyez, ces pourcentages à deux chiffres dans les entreprises qui s’en chargent, ils sont en quelque sorte traités comme des consommables, vous savez ? Ils font encore et encore exactement la même chose, et je me demande comment cela apporte réellement une valeur capitaliste aux entreprises ? Fondamentalement, si j’ai une armée de personnes qui répètent inlassablement la même tâche, et du côté de la fabrication, les gens comprennent vraiment cela. Ils disent : “D’accord, si les gens font toujours la même chose, robotisez. Vous savez, ne laissez pas des personnes comme dans Modern Times de Charlie Chaplin, où un type fait inlassablement le même mouvement.” Vous diriez : “Non, apportez une machine pour gérer cela.” Je ne sais donc pas quelle est votre perception à ce sujet.

Dr. John Gattorna: Je pense que le problème aujourd’hui, c’est que nous vivons dans un monde à deux vitesses. Nous faisons face à un monde où il y a ce que j’appelle la volatilité du business as usual, à peu près plus ou moins 20-

Nicole Zint: Alors, Joannes, que pensez-vous des stratégies de tarification et de la manière dont les gens réagissent aux différents prix ?

Joannes Vermorel: Tout à fait, absolument. Vous pouvez réaliser une analyse de sensibilité aux prix, faire de petites expériences, proposer différents prix et observer comment les gens réagissent, etc. Mais, au bout du compte, nous sommes tous imprégnés de valeurs. Ce qui est compliqué chez les humains, c’est que nous avons des approches différentes. Nous avons des valeurs distinctes qui guident notre comportement. C’est comme un iceberg caché ; les valeurs sont profondément ancrées en nous dès l’âge de trois, quatre ou cinq ans, et nous sommes à 90 % conditionnés à ce stade. Nous avons une gamme de comportements d’achat variés, selon la catégorie de produit ou de service que nous consommons. C’est ce qui perturbe les spécialistes du marketing, car ils examinent les données psychographiques et vous enferment dans une case unique. Les humains ne sont pas ainsi.

Dr. John Gattorna: Oui, et le fait compliqué avec les gens, c’est que j’ai des valeurs différentes quand j’achète une voiture. Pour moi, j’adore BMW, donc le prix ne me dérange pas. J’aime la marque et son design. Tandis que quelqu’un d’autre qui achète une voiture pourrait opter pour quelque chose de bon marché, comme une Mitsubishi ou autre. Pourtant, quand je fais les courses, mes valeurs pour les produits alimentaires sont totalement différentes. Ce que je dis, c’est que nous avons une gamme de comportements d’achat différents, selon la catégorie de produit ou de service que nous consommons.

Nicole Zint: C’est vraiment intéressant. Alors, comment cela s’applique-t-il aux fournisseurs, Dr. Gattorna ?

Dr. John Gattorna: Nous n’avons pas mené de réflexion approfondie sur les fournisseurs. Si vous allez chez Accenture ou auprès de personnes de ce type, tout ce qu’ils font, c’est réaliser une analyse de strategic sourcing et essayer d’extraire un peu d’argent de ce que nous faisons. Vous savez, rationaliser le nombre de produits, rationaliser le nombre de personnes à qui vous vendez. Mais nous devrions examiner nos fournisseurs, identifier lesquels sont fidèles et avec lesquels nous voulons rester envers et contre tout, ceux qui peuvent nous fournir notre prix. Regarder ceux d’ici qui peuvent nous offrir, à maintes reprises, une valeur unitaire réellement basse, mais ce ne sont pas les fournisseurs que nous consultons lorsque nous devons réapprovisionner un produit épuisé ici, et que nous voulons un replenishment dans deux semaines. Nous nous tournons vers un autre fournisseur qui dispose de la capacité et qui va facturer, disons, un supplément sportif ou quelque chose du genre. Et en plus de cela, nous devons maintenant nous soucier de la durabilité. Un de mes collègues a lancé une plateforme d’accréditation mondiale ; elle compte aujourd’hui 500 000 entreprises. Et il a la capacité, en temps réel, d’informer quelqu’un comme Schneider Electric que le fournisseur dont vous envisagez l’achat ne dispose en réalité pas d’une certification ISO 50 000 en durabilité ou d’une politique ESG actuelle. Alors, pourquoi acheter chez lui, s’ils ne correspondent pas aux valeurs que vous avez en tant qu’entreprise cherchant à réduire ses émissions environnementales ?

Joannes Vermorel: Oui, c’est un bon point, et ce qui résume tout cela, c’est que nous traitons des supply chains en tant que systèmes socio-techniques. Vous savez, je pense que vous avez absolument raison concernant le côté technologique. Notre compréhension sociale est bien moins développée que celle de la technologie, et nous devons mieux comprendre comment elles se combinent. Je pense que c’est là le défi.

Nicole Zint: Et donc, cette idée que la complexité et la sophistication vont de pair à travers l’histoire. Comment diriez-vous…

Nicole Zint: La supply chain a évolué au cours des dernières années ou décennies. Joannes, quelle est votre opinion à ce sujet ?

Joannes Vermorel: Beaucoup de choses se sont passées ces dernières décennies, et une quantité fort accidentelle de complexité est apparue, je dirais, à cause d’approches mal orientées de division et de conquête. Vous voyez, pour revenir aux points évoqués précédemment, nous devons mieux comprendre les clients. Ce qu’une entreprise fait, c’est diviser et conquérir le problème en disant : “D’accord, nous allons segmenter les personnes qui analysent le prix, et elles auront une équipe d’analyse de l’élasticité des prix. Ensuite, nous dirons, ‘Oh, la fidélité’ ; d’accord, nous aurons une équipe de fidélisation. Et puis fournisseur… Oh, nous allons diviser et conquérir et cloisonner cela.” Et ce qui rajoute vraiment du fuel sur le feu, c’est le software, car ensuite ces équipes développent leur propre pile de software, et nous nous retrouvons avec quelque chose d’incroyablement complexe. Non seulement nous avons des équipes qui abordent les problèmes avec une perspective incroyablement étroite, mais nous nous retrouvons également avec un logiciel super complexe uniquement pour ce problème spécifique.

Dr. John Gattorna: Je suis d’accord avec toi, Joannes. La prévision, c’est la même chose. On peut aller très loin dans le domaine de la prévision avancée, en essayant d’intégrer des termes comme des covariables, le chômage, la croissance du PIB, et tout le reste. Et du côté des fournisseurs, on peut faire de même. On peut se plonger dans une multitude de complexités, appliquer par exemple des pénalités fournisseurs avec une tonne de règles super sophistiquées pour essayer que tout soit juste parfait.

Joannes Vermorel: Exactement, et d’après ce que je constate, la réaction typique a été de catégoriser, et c’est là que je te suggérais doucement de réfléchir à cette question de la catégorisation en me demandant : est-elle essentielle ou accidentelle ? Le problème que je vois, c’est que très souvent, les entreprises se précipitent sur ces catégorisations—excellentes pour acquérir une compréhension—mais dès que les gens commencent à penser, « D’accord, je peux en fait découper ces segments qui sont assez arbitraires, les limites ne sont pas si nettes, il y a une multitude de cas particuliers », et se dire : « Je vais diviser mes entreprises en fonction de cela, créer des produits logiciels qui vont matérialiser ces frontières », c’est là que les choses changent. Jusqu’alors, elles appartenaient au domaine de l’esprit, mais si je décide d’avoir un logiciel qui met cela en œuvre, tout d’un coup j’obtiens quelque chose de très réel, presque physique, avec un logiciel.

Dr. John Gattorna: Oui, et nous pouvons débattre de savoir si le logiciel est physique ou non, mais tu sais, tu auras un bout de logiciel, et un morceau de matériel informatique pour faire cela, etc., etc.

Joannes Vermorel: Et donc, pour revenir à cette question de savoir si nous incitons les gens à réaliser des investissements capitalistes avisés ou si nous perdons simplement du temps, ce que je constate, c’est qu’à travers toutes ces complexités, nous aboutissons à une sorte de bureaucratie orientée technologie, et je dis « orientée technologie » parce que si nous commençons à produire des logiciels qui incarnent ces frontières, celles-ci deviennent de plus en plus réelles.

Nicole Zint: Alors, Joannes, peux-tu nous parler un peu de l’état actuel de l’optimisation de la supply chain ? À quel point est-elle complexe et comment se compare-t-elle au passé ?

Joannes Vermorel: En mauvais sens ici, c’est-à-dire que c’est très complexe. C’est littéralement une multitude de processus inventés qui sont encore plus compliqués parce qu’il y a une tonne de logiciels au milieu, et on perd ce bon sens. Lorsque mes parents ont commencé leur carrière, en se basant sur leur alignement stratégique — qui était alors assez évident — il y a plus de 40 ans, le marketing régnait en maître. Fondamentalement, la personne en charge du marketing décidait du client. Elle négociait directement avec les retail chains. Le monde était simple. Pas de le e-commerce. Cette personne décidait, négociait combien d’espace serait attribué dans les magasins. Elle décidait également combien nous investirions en publicité télévisée pour le produit. La même personne décidait de la taille de l’usine et négociait directement avec les fournisseurs. C’était comme un one-man show où, pour un produit contre 200, une seule personne décidait de tout, et c’était aussi cohérent que possible. Elle faisait de son mieux pour comprendre, par exemple, qui étaient ses clients pour le café, qui suivait quoi, etc. — vraiment très simple. Mais aujourd’hui, nous sommes entrés dans ce monde de complexité et, soudain, la friction apparaît. Et je pense que, si je reviens en arrière, nous aboutissons à une situation très douloureuse, où les entreprises dépensent énormément sur tous ces sujets en permanence. Pourtant, j’ai l’impression que leurs employés, qui font tout cela, travaillent pour la plupart sur des tâches complètement non capitalistiques. C’est comme si cela n’apportait aucune valeur au jeu. Et encore une fois, si l’on peut avoir quelque chose de valeur, mais que c’est uniquement une opportunité ponctuelle, pour retrouver de la valeur il faut recommencer tout le processus. Et cela revient encore à de la souffrance. L’état d’esprit de l’industrie du logiciel est le suivant : peux-tu faire quelque chose qui continuera à créer de la valeur même si tu ne fais rien pendant les trois prochaines décennies ? Autrefois, les gens de l’industrie du logiciel disaient : « Ce n’est pas possible. » Moi, je dirais que, selon le point de vue, on peut se demander : « Pourquoi pas ? » Je pense que c’est tout à fait faisable. Si tu vis dans un monde qui présente, même aujourd’hui, ce que nous appelons des schémas comportementaux de base — où les gens achètent les mêmes choses chaque jour, quoi qu’il arrive —, par exemple dans une entreprise comme Unilever, nous avons montré que 30 à 40 pour cent de leurs produits bénéficient de ce type de comportement de base parce que les gens les achètent de cette manière. Mais il reste encore 60 pour cent qui fluctuent en termes de volatilité.

Dr. John Gattorna: Je pense que ce que tu décrivais plus tôt, Joannes, correspond vraiment à ce que j’appelle la stratégie de canal. À l’époque que tu décrivais chez Procter & Gamble, où une seule personne prenait toutes les décisions, elle avait le pouvoir de le faire. Elle détenait ce pouvoir dans le canal pour prendre pratiquement toutes ces décisions. Elles n’étaient pas nécessairement dictées par le client, mais relevaient uniquement de jugements. Et cela a changé. Je pense que ce qui a changé — n’est-ce pas ? — et cela a changé vers l’an 2000, en revenant à ta question initiale, chère Nicole, c’est que la supply chain était

Nicole Zint: Alors, John, la pandémie a créé une véritable perturbation de la supply chain. Qu’en penses-tu, quelle en est la raison, et combien de temps cela prendra-t-il pour se stabiliser ?

Dr. John Gattorna: L’année dernière, le comportement d’achat des consommateurs est devenu incontrôlable et s’est désaligné par rapport à la capacité d’approvisionnement. Ainsi, partout dans le monde, il manque de tout. Nous avons des navires bloqués à Los Angeles et à Shanghai, et les conteneurs sont tous immobilisés sans destination. Je pense que nous allons connaître cela pendant au moins la prochaine année, voire 18 mois pour atteindre une stabilité, en supposant qu’aucune volatilité bien plus sévère ne survienne par rapport à celle que nous avons déjà connue. Mais le bon côté qui sort de cette sollicitation de nos esprits, c’est que les gens se détournent de la mondialisation soi-disant absolue, où l’on va aux confins de la terre pour obtenir le produit le moins cher. Les gens commencent à reconfigurer et à réinitialiser leur état d’esprit, affirmant que la résilience est importante. Nous devrons peut-être payer un peu plus, mais nous fabriquerons certaines de ces choses localement ou installerons une unité de production dans la région.

Joannes Vermorel: J’ai remarqué que certaines entreprises ont déplacé leur production de l’Asie vers l’Europe. La complexité des supply chains a-t-elle augmenté avec la pandémie ?

Dr. John Gattorna: Oui, certaines entreprises agissent ainsi, mais les entreprises vraiment intelligentes conçoivent en réalité leurs options. Il ne s’agit donc pas de choisir entre Asie ou Europe. Par exemple, des marques textiles qui opèrent en Europe fabriqueront en Italie, en Espagne, au Maroc, en Turquie, en Pologne, en Ukraine et même en Asie. Soudain, vous avez beaucoup plus d’options, et vous pouvez même disposer d’une capacité supplémentaire inutilisée. Si vous voulez produire à moindre coût, vous pouvez avoir une usine qui n’est exploitée, par exemple, qu’à 60 % du temps. Et si quelque chose de grave se produit, vous pouvez presque du jour au lendemain augmenter la production.

Nicole Zint: Alors, Joannes, quand tu parles de perturbation, quel est selon toi le principal défi pour les supply chains ?

Joannes Vermorel: Du jour au lendemain, avec beaucoup de planification préalable — ce n’est pas aussi simple —, ce que je vois, c’est une situation où, d’abord, nous allons avoir sur la table de nombreuses options utiles, mais cela demandera du temps ; la complexité va littéralement grimper en flèche comparée à ce que nous avions auparavant. Et, encore une fois, cela revient à ce genre de perturbation de haut niveau.

Dr. John Gattorna: Euh, si je reviens à ce genre de déclaration capitaliste, je dirais que je n’ai aucune illusion quant au fait que l’on puisse avoir quelqu’un capable de réaliser un travail qui survivra intégralement trois décennies, incluant des périodes comme les pandémies. De plus, il y a des choses qu’il est vraiment difficile d’imaginer : comment obtenir une contribution super capitalistique dans un monde qui va subir des changements dramatiques, mais il y a quelques ver-

Joannes Vermorel: Mais le fait est que, si l’on observe la part de la main-d’œuvre dans ces supply chains, la plupart des gens s’occupent de tâches très, très banales au quotidien. Certes, il y a des personnes, parmi les cadres supérieurs, qui s’occupent de stratégie et procèdent à des ajustements macroéconomiques, mais ce que je constate exactement, c’est que l’immense majorité de la main-d’œuvre effectue des tâches extrêmement banales. Et donc, cela revient au fait que, oui, les perturbations continueront, mais cela amplifie le besoin de mettre de côté l’ordinaire, car le problème, c’est que ces entreprises, l’une des raisons pour lesquelles elles peinent tant — du moins selon nos clients — à faire face aux perturbations, c’est que fonctionner normalement occupe déjà tout le monde.

Nicole Zint: Donc, ce que tu dis, c’est que même pour des entreprises où c’est simplement l’affaire courante, il faut quand même une armée de personnes pour faire tourner le business, et qu’en cas de petite perturbation, elles n’ont même pas la capacité de réagir parce que gérer le quotidien représente déjà trop de charge.

Dr. John Gattorna: Je pense que c’est exactement ça. On peut aussi parler de gestion de la capacité, car si vous disposez d’une capacité suffisante à différents points le long de la supply chain — que ce soit dans vos sites de production, dans vos stocks, en main-d’œuvre ou en finances —, vous pouvez quasiment faire face à n’importe quelle situation. Le problème, c’est que maintenir cette capacité coûte de l’argent. C’est inefficace. Mais si vous regardez une entreprise comme, euh, Zara, ils ont vraiment changé toutes les règles : c’était le fast fashion, car je suis allé les voir et j’ai passé un certain temps avec eux il y a quelques années. Leur valeur réside dans tous leurs designs et dans la rapidité du rythme de leur organisation, qui se renouvelle toutes les trois semaines. Le fait capital, c’est qu’ils externalisent beaucoup de tâches banales à des industries artisanales pour fabriquer leurs produits, tout en gardant le design et la découpe en interne. Ce qui est intéressant, c’est que dans leurs grands centres de distribution, alors qu’auparavant la sagesse conventionnelle voulait que leurs DC’s soient remplis à 90 % de produits sinon c’était mauvais, ils fonctionnent désormais sur un cycle d’une à deux semaines. À un moment du cycle de trois semaines, leurs DC’s, qui sont énormes, sont vides. Pourquoi sont-ils vides ? Parce qu’ils doivent être vidés et réapprovisionnés.

Nicole Zint: Nous avons avec nous aujourd’hui Joannes Vermorel, le fondateur de Lokad, une entreprise de logiciels spécialisée dans l’optimisation de la supply chain, et Dr. John Gattorna, l’un des leaders d’opinion les plus respectés dans le domaine de la supply chain. Joannes, je veux commencer par toi. Quel est, selon toi, le plus grand défi auquel les entreprises font face en matière de gestion de la capacité de leur supply chain ?

Joannes Vermorel: Venant de, tu sais, de tous ces sites pour être triés puis expédiés vers les 3 000 magasins, je pense donc que nous devons vraiment réfléchir à la gestion de la capacité. Des personnes comme Musk, avec qui j’ai discuté à Copenhague, viennent de commander six nouveaux porte-conteneurs. Le problème, c’est qu’ils ne seront pas opérationnels avant deux ou trois ans, puisque les chantiers navals sont surchargés de commandes. Où créer de la capacité dans votre supply chain pour faire face à cette volatilité ? Voilà la question.

Dr. John Gattorna: Oui, et pour rebondir, parce que je suis d’accord avec toi sur le plan de la capacité, j’adopterais toutefois un angle totalement différent. Selon mon observation, très souvent, le problème de capacité est littéralement un problème — je reviens à cette notion de bande passante, c’est-à-dire une capacité mentale à absorber le changement. Et la physique a ses limites, mais très souvent, c’est en réalité une limitation assez modeste. Pour te donner un exemple, nous avons des clients ayant connu un afflux de le e-commerce qui ont, évidemment, dû augmenter leur capacité de vente. Mais quel problème rencontrent-ils ? Leur manque-t-il de mètres carrés ? Non. Est-ce qu’il leur manque des machines ou du matériel ? Non, ils disposent de tout l’équipement nécessaire. Manquent-ils de main-d’œuvre ? Ici en Europe, ce n’est pas le cas, nous avons un tampon de chômage sain, ce qui règle ce point. Mais le véritable problème était littéralement le logiciel qui gérait l’entrepôt et qui ne pouvait pas faire face à cette charge. Et, soit dit en passant, ce n’est pas une plaisanterie. Il s’agit d’une marque très importante, évaluée à plusieurs milliards, qui a littéralement un plan massif en cours depuis plus de deux ans. Ce que je constate très souvent en termes de capacité, c’est que, actuellement, si vous voulez déplacer physiquement des marchandises d’un entrepôt à un autre situé, disons, à 50 kilomètres avec des camions et des personnes, cela peut être fait en 48 heures. Mais en termes d’organisation, il faut environ deux ans pour réinventer toutes les procédures nécessaires afin d’avoir le second entrepôt opérationnel et pour mettre à jour tous les systèmes.

Joannes Vermorel: Oui, malheureusement, les systèmes sont également un domaine où l’on dit que c’est un problème logiciel. Et cela revient à, tu sais, mon point, c’est qu’il faut être prudent avant de dire que c’est le logiciel qui doit changer. Peut-être faudrait-il adopter une approche beaucoup plus organique. Si je regarde la façon de penser d’Amazon, c’est que si notre manière de faire crée un cauchemar logiciel, alors peut-être devrions-nous modifier notre façon de procéder pour éviter de créer ce cauchemar. Tu vois, c’est encore le problème de vouloir, en regroupant des fonctions comme le planning, la prévision, bla, bla, bla, avoir un unique produit logiciel pour tout, ce qui engendre ensuite des problèmes d’intégration partout. Prenons l’exemple d’un entrepôt : en termes de logiciel, c’est très, très simple, pour ainsi dire « managistics », et je…

Nicole Zint: Alors, Joannes, tu as mentionné plus tôt que l’optimisation de la supply chain est un problème qui a déjà été résolu. Peux-tu développer à ce sujet ?

Joannes Vermorel: J’avais beaucoup d’admiration pour ce produit, qui faisait déjà un très bon travail il y a 30 ans, donc c’est un problème résolu. Vous savez, ce n’est pas seulement un problème résolu, c’est un problème qui a été résolu depuis très longtemps. Il a été résolu avec probablement 0,1 % de la puissance de calcul et des ressources informatiques dont nous disposons de nos jours. Donc, littéralement, ce n’est pas seulement un problème résolu, c’est un problème résolu qui a été vendu il y a trois décennies avec environ 0,1 % de la puissance de calcul que nous sommes prêts à allouer pour un entrepôt moderne. C’est donc un problème résolu de manière extrêmement évidente, et pourtant nous avons tous ces problèmes.

Joannes Vermorel: Lorsque je rencontre à nouveau ce genre de problème de capacité, je le constate, par exemple, en observant les entreprises textiles. La plupart d’entre elles réalisent deux collections par an et disent vouloir passer à quatre collections, mais elles rencontrent une problème de capacité, et tout le monde est tellement occupé. Ensuite, je vois d’autres clients à nous qui sont très intelligents et agressifs, et qui peuvent en fait lancer de nouveaux produits vestimentaires presque quotidiennement. Aucun problème. Je veux dire, encore une fois, pour les usines et tout le reste, il est en réalité plus facile d’apporter un petit changement chaque jour dans votre équipe de production et dans vos flux, plutôt que de réaliser ces grandes ruptures. Mais le problème réside dans une capacité mentale limitée, et cela revient, encore une fois, à cette main-d’œuvre qui occupe tous ces emplois de cols blancs, car la majeure partie de la supply chain relève aujourd’hui d’emplois de cols blancs.

Nicole Zint: Dr. Gattorna, que pensez-vous de ce que Joannes vient de dire ?

Dr. John Gattorna: Écoutez, vous n’avez pas utilisé le terme, mais c’est le deuxième plus gros problème lorsqu’il s’agit de comprendre ce que les clients nous disent de l’intérieur de l’entreprise, d’essayer de dresser une carte de notre culture interne, parce que, vous savez, lorsque nous recrutons des personnes, nous les embauchons en fonction de leurs compétences techniques et tout le reste. Mais certaines arrivent avec un état d’esprit différent qui va à l’encontre de notre stratégie. J’ai essayé de travailler pour une grande entreprise américaine – je ne citerai pas son nom, enfin, de marque, et une entreprise centenaire – et nous leur avons dit exactement ce qu’ils devaient faire en termes de stratégie, mais ils n’ont pas pu y parvenir parce que la résistance culturelle interne de l’entreprise les en empêchait.

Dr. John Gattorna: Maintenant, c’est comme si, si ce n’était pas un hasard que les meilleures entreprises du monde, à l’exception de quelques entreprises high-tech comme Apple et Cisco et d’autres du même genre qui n’existaient pas il y a 30 ans – et vous savez pourquoi ? Parce qu’au moment de démarrer ces entreprises, Steve Jobs, ils disposaient d’une feuille blanche. Ils n’avaient pas cent ans de tradition et de culture d’entreprise pour entraver ce dynamisme. La culture d’entreprise peut être une force comme une faiblesse, et le problème que vous avez impliqué – vous n’avez pas utilisé le terme – est que bon nombre des problèmes dont vous parlez, et le fait que les entreprises n’arrivent pas à réagir suffisamment vite et à tirer avantage de la technologie, tient vraiment à la conception organisationnelle, au type de personnes qu’elles embauchent, aux KPI qui se contredisent, et tout cela s’additionne pour former ce que Charles Fine appelait une “vitesse d’horloge” lente. Alors qu’en regardant les entreprises qui réussissent dans le secteur de l’habillement, leur vitesse d’horloge

Nicole Zint: Vous dites que ce serait toujours l’étranglement principal dans la supply chain actuelle entre les mains des consommateurs et les chaînes d’assemblage. Alors, quel est le problème clé ? La culture d’entreprise, est-ce parce que nous avons des personnes complètement cloisonnées ? Est-ce la crise des transports ?

Dr. John Gattorna: Eh bien, j’ai un peu évolué sur le sujet, et j’en ai assez parlé parce que les yeux des gens se voilent. Je ne parle pas autant d’IT. Vous savez, les départements IT conventionnels sont très lents et habitués aux grands projets. Et si vous voulez changer, il faut attendre trois mois. Je préfère parler de numérisation ou digitalisation. Vous savez, nous venons de réaliser un projet pour une grande entreprise au Mexique et nous les avons essentiellement aidés à construire une tour de contrôle. Cela a consisté à s’asseoir et à cartographier où se trouvent leurs données, où se situent leurs processus, ce qui ne se connecte pas, et à construire un jumeau numérique entre le moment où une commande est reçue, comment elle est traitée au sein de l’entreprise, ce qui se passe lorsqu’elle est expédiée, avec un suivi complet jusqu’au destinataire, le client, et de préférence avec un point de livraison sans contact. Et également, le paiement. Donc, vous savez, ces jours-ci, je pense davantage à la numérisation et aux couches d’intégration. Je pense, Joannes, à tous les TMS, WMS et systèmes hérités. Nous ne nous en débarrasserons pas de notre vivant ni de celui de quiconque. Ce que nous devons faire, c’est être capables de les intégrer dans une sorte de couche d’intégration numérique à partir de laquelle nous pourrons extraire les données dont nous avons besoin, jusqu’au niveau transactionnel. Et nous pourrons observer les opérations se dérouler en temps réel dans le quotidien. Mais nous pourrons également agréger les données lorsque nous souhaitons les utiliser pour la planification ou même pour des démarches très stratégiques comme la modélisation, la construction de modèles de réseau.

Joannes Vermorel: Mais je pense que la nouvelle génération de responsables technologiques au sein des organisations commence à comprendre ce message. La digitalisation est la clé, car sans elle, nous n’avons pas de visibilité, et sans visibilité, nous ne pouvons pas prendre de décisions rapides. Et l’important, à mon sens – nous en parlions avant votre intervention – c’est un peu comme la boucle OODA, durant la guerre de Corée, quand les Américains ont découvert que leurs avions se faisaient abattre par des avions chinois moins performants, et que la raison en était que les Chinois étaient entraînés à prendre des décisions plus rapidement. Ainsi, observer, orienter, observer, décider et agir, la boucle OODA. Et si vous pouvez obtenir des informations pour prendre une décision plus rapide, même si c’est une décision à 80 %, c’est quand même une décision plus rapide. Vous pouvez dépasser le cycle de votre concurrent, et vous pouvez gagner face à votre client. C’est, selon moi, le véritable grand défi à venir.

Nicole Zint: Dr. Gattorna, je tiens à vous remercier infiniment de nous avoir rejoints aujourd’hui. Ce fut, au nom de Joannes et en mon nom, une discussion vraiment intéressante. Merci à vous tous de nous avoir suivis, et rendez-vous au prochain épisode de Lokad TV.